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Soft Mobylette
27 janvier 2011

Mon groupe préféré

le quartet de jazz d'hier soir était vraiment top of zob hula hop

Gentil Négro à la guitare

Guillaume LAMOUZZ à la sociologie mexicaine

Laurent Pascual au cunilingus aborigène

Christophe Frémyo))) à la Kora syphilitik

Jac POchart à l'hamoure interdépartemental

Sonic MUrgeon à la verge bretonne

et puis quoi ??

Je trouve que Duncan Pistol se la pète un peu en page 23 de 20mn ce matin

mais bon ça ira pour cette fois

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Commentaires
C
Au courant des années 90, Je tombe sur cet exemplaire tout simplement pornographique de la vie de Darius Milhaud. Il s'agirait d'un pastiche.<br /> <br /> La pornographie lasse rapidement et c'est ce qui s'est passé avec cette aventure. Darius tente de "conclure" avec Roger Stévenin. Michel est homosexuel et les femmes sont des transsexuelles. Une secte puritaine désire la fin des partouses de l'oubli. Darius se rabattra sur Michael Youn et ils exécuteront le "Kama Foutra"<br /> <br /> Il est difficile de découvrir des fantasmes d'un auteur (De voir ici la vie sexuelle dérivée de Darius Milhaud) et d'apprécier. Ça reste brut, violent.<br /> <br /> Même si
J
419<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> structure a-centrique qu'est le mythe ne peut lui-même avoir de <br /> sujet et de centre absolus. Il doit, pour ne pas manquer la forme <br /> et le mouvement du mythe, éviter cette violence qui consisterait à <br /> centrer un langage décrivant une structure a-centrique. Il faut <br /> donc renoncer ici au discours scientifique ou philosophique, à <br /> l'epistémè qui a pour exigence absolue, qui est l'exigence absolue <br /> de remonter à la source, au centre, au fondement, au principe, etc. <br /> Par opposition au discours épistémique, le discours structurel <br /> sur les mythes, le discours mytho-logique doit être lui-même mytho- <br /> morpbe. Il doit avoir la forme de ce dont il parle. C'est ce que dit <br /> Lévi-Strauss dans le Cru et le Cuit dont je souhaiterais maintenant <br /> lire une longue et belle page : <br /> « En effet, l'étude des mythes pose un problème méthodolo- <br /> gique, du fait qu'elle ne peut se conformer au principe cartésien <br /> de diviser la difficulté en autant de parties qu'il est requis pour <br /> la résoudre. Il n'existe pas de terme véritable à l'analyse mythi- <br /> que, pas d'unité secrète qu'on puisse saisir au bout du travail de <br /> décomposition. Les thèmes se dédoublent à l'infini. Quand on <br /> croit les avoir démêlés les uns des autres et les tenir séparés, c'est <br /> seulement pour constater qu'ils se ressoudent, en réponse aux <br /> sollicitations d'affinités imprévues. Par conséquent, l'unité du <br /> mythe n'est que tendancielle et projective, elle ne reflète jamais un <br /> état ou un moment du mythe. Phénomène imaginaire impliqué <br /> par l'effort d'interprétation, son rôle est de donner une forme <br /> synthétique au mythe, et d'empêcher qu'il ne se dissolve dans la <br /> confusion des contraires. On pourrait donc dire que la science des <br /> mythes est une anaclastique, en prenant ce vieux terme au sens large <br /> autorisé par l'étymologie, et qui admet dans sa définition l'étude <br /> des rayons réfléchis avec celle des rayons rompus. Mais, à la <br /> différence de la réflexion philosophique, qui prétend remonter <br /> jusqu'à sa source, les réflexions dont il s'agit ici intéressent des <br /> rayons privés de tout autre foyer que virtuel... En voulant imiter <br /> le mouvement spontané de la pensée mythique, notre entreprise, <br /> elle aussi trop brève et trop longue, a dû se plier à ses exigences <br /> et respecter son rythme. Ainsi ce livre sur les mythes est-il, à sa <br /> façon, un mythe. » Affirmation reprise un peu plus loin (p. '20) : <br /> « Comme les mythes reposent eux-mêmes sur des codes de second <br /> ordre (les codes du premier ordre étant ceux en quoi consiste le <br /> 420<br /> LA STRUCTURE, LE SIGNE ET LE JEU <br /> langage), ce livre offrirait alors l'ébauche d'un code de troisième <br /> ordre, destiné à assurer la traductibilité réciproque de plusieurs <br /> mythes. C'est la raison pour laquelle on n'aura pas tort de le tenir <br /> pour un mythe : en quelque sorte, le mythe de la mythologie. » <br /> C'est par cette absence de tout centre réel et fixe du discours <br /> mythique ou mythologique que se justifierait le modèle musical <br /> que Lévi-Strauss a choisi pour la composition de son livre. <br /> L'absence de centre est ici l'absence de sujet et l'absence d'auteur : <br /> « Le mythe et l'œuvre musicale apparaissent ainsi comme des <br /> chefs d'orchestre dont les auditeurs sont les silencieux exécutants. <br /> Si l'on demande où se trouve le foyer réel de l'œuvre, il faudra <br /> répondre que sa détermination est impossible. La musique et la <br /> mythologie confrontent l'homme à des objets virtuels dont <br /> l'ombre seule est actuelle... les mythes n'ont pas d'auteurs... » <br /> (p. 25). <br /> C'est donc ici que le bricolage ethnographique assume déli- <br /> bérément sa fonction mythopoétique. Mais du même coup, elle fait <br /> apparaître comme mythologique, c'est-à-dire comme une illusion <br /> historique, l'exigence philosophique ou épistémologique du centre. <br /> Néanmoins, si l'on se rend à la nécessité du geste de Lévi- <br /> Strauss, on ne peut en ignorer les risques. Si la mytho-logique <br /> est mytho-morphique, est-ce que tous les discours sur les mythes <br /> se valent? Devra-t-on abandonner toute exigence épistémologique <br /> permettant de distinguer entre plusieurs qualités de discours sur <br /> le mythe? Question classique mais inévitable. On ne peut y <br /> répondre — et je crois que Lévi-Strauss n'y répond pas — tant <br /> que le problème n'a pas été expressément posé, des rapports entre <br /> le philosophème ou le théorème d'une part, le mythème ou mytho- <br /> poème d'autre part. Ce qui n'est pas une petite histoire. Faute de <br /> poser expressément ce problème, on se condamne à transformer <br /> la prétendue transgression de la philosophie en faute inaperçue <br /> à l'intérieur du champ philosophique. L'empirisme serait le <br /> genre dont ces fautes seraient toujours les espèces. Les concepts <br /> trans-philosophiques se transformeraient en naïvetés philoso- <br /> phiques. On pourrait montrer ce risque sur bien des exemples, <br /> sur les concepts de signe, d'histoire, de vérité, etc. Ce que je veux <br /> souligner, c'est seulement que. le passage au-delà de la philosophie <br /> ne consiste pas à tourner la page de la philosophie, (ce qui revient <br /> 421<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> le plus souvent à mal philosopher) mais à continuer à lire d'une <br /> certaine manière les philosophes. Le risque dont je parle est tou- <br /> jours assumé par Lévi-Strauss et il est le prix même de son effort. <br /> J'ai dit que l'empirisme était la forme matricielle de toutes les fautes <br /> menaçant un discours qui continue, chez Lévi-Strauss en parti- <br /> culier, à se vouloir scientifique. Or si l'on voulait poser au fond <br /> le problème de l'empirisme et du bricolage, on en viendrait sans <br /> doute très vite à des propositions absolument contradictoires <br /> quant au statut du discours dans l'ethnologie structurale. D'une <br /> part le structuralisme se donne à juste titre comme la critique même <br /> de l'empirisme. Mais en même temps, il n'est pas un livre ou une <br /> étude de Lévi-Strauss qui ne se propose comme un essai empirique <br /> que d'autres informations pourront toujours venir compléter ou <br /> infirmer. Les schémas structuraux sont toujours proposés comme <br /> des hypothèses procédant d'une quantité finie d'information et <br /> qu'on soumet à l'épreuve de l'expérience. De nombreux textes <br /> pourraient démontrer cette double postulation. Tournons-nous <br /> encore vers l'Ouverture à le Cru et le Cuit où il apparaît bien que si <br /> cette postulation est double, c'est parce qu'il s'agit ici d'un langage <br /> sur le langage : « Les critiques qui nous reprocheraient de ne pas <br /> avoir procédé à un inventaire exhaustif des mythes sud-américains <br /> avant de les analyser, commettraient un grave contre-sens sur la <br /> nature et le rôle de ces documents. L'ensemble des mythes d'une <br /> population est de l'ordre du discours. A moins que la population <br /> ne s'éteigne physiquement ou moralement, cet ensemble n'est <br /> jamais clos. Autant vaudrait donc reprocher à un linguiste d'écrire <br /> la grammaire d'une langue sans avoir enregistré la totalité des <br /> paroles qui ont été prononcées depuis que cette langue existe, <br /> et sans connaître les échanges verbaux qui auront lieu aussi long- <br /> temps qu'elle existera. L'expérience prouve qu'un nombre de <br /> phrases dérisoire... permet au linguiste d'élaborer une grammaire <br /> de la langue qu'il étudie. Et même une grammaire partielle, ou une <br /> ébauche de grammaire, représentent des acquisitions précieuses <br /> s'il s'agit de langues inconnues. La syntaxe n'attend pas pour <br /> se manifester qu'une série théoriquement illimitée d'événements <br /> aient pu être recensés, parce qu'elle consiste dans le corps de <br /> règles qui préside à leur engendrement. Or, c'est bien une syntaxe <br /> de la mythologie sud-américaine dont nous avons voulu faire <br /> 422<br /> LA STRUCTURE, LE SIGNE ET LE JEU <br /> l'ébauche. Que de nouveaux textes viennent enrichir le discours <br /> mythique, ce sera l'occasion de contrôler ou de modifier la manière <br /> dont certaines lois grammaticales ont été formulées, de renoncer <br /> à telles d'entre elles, et d'en découvrir de nouvelles. Mais en aucun <br /> cas l'exigence d'un discburs mythique total ne saurait nous être <br /> opposée. Car on vient de voir que cette exigence n'a pas de sens » <br /> (p. 15-6). La totalisation est donc définie tantôt comme inutile, <br /> tantôt comme impossible. Cela tient, sans doute, à ce qu'il y a <br /> deux manières de penser la limite de la totalisation. Et je dirais <br /> une fois de plus que ces deux déterminations coexistent de manière <br /> non-expresse dans le discours de Lévi-Strauss. La totalisation <br /> peut être jugée impossible dans le style classique : on évoque alors <br /> l'effort empirique d'un sujet ou d'un discours fini s'essoufflant en <br /> vain après une richesse infinie qu'il ne pourra jamais maîtriser. <br /> Il y a trop et plus qu'on ne peut dire. Mais on peut déterminer <br /> autrement la non-totalisation : non plus sous le concept de finitude <br /> comme assignation à l'empiricité mais sous le concept de jeu. <br /> Si la totalisation alors n'a plus de sens, ce n'est pas parce que <br /> l'infinité d'un champ ne peut être couverte par un regard ou un <br /> discours finis, mais parce que la nature du champ — à savoir <br /> le langage et un langage fini — exclut la totalisation : ce champ est <br /> en effet celui d'un jeu, c'est-à-dire de substitutions infinies dans la <br /> clôture d'un ensemble fini. Ce champ ne permet ces substitutions <br /> infinies que parce qu'il est fini, c'est-à-dire parce qu'au lieu d'être <br /> un champ inépuisable, comme dans l'hypothèse classique, au lieu <br /> d'être trop grand, il lui manque quelque chose, à savoir un centre <br /> qui arrête et fonde le jeu des substitutions. On pourrait dire, en se <br /> servant rigoureusement de ce mot dont on efface toujours en <br /> français la signification scandaleuse, que ce mouvement du jeu, <br /> permis par le manque, l'absence de centre ou d'origine, est le <br /> mouvement de la supplémentarité. On ne peut déterminer le centre <br /> et épuiser la totalisation parce que le signe qui remplace le centre, <br /> qui le supplée, qui en tient lieu en son absence, ce signe s'ajoute, <br /> vient en sus, en supplément. Le mouvement de la signification <br /> ajoute quelque chose, ce qui fait qu'il y a toujours plus, mais cette <br /> addition est flottante parce qu'elle vient vicarier, suppléer un <br /> manque du côté du signifié. Bien que Lévi-Strauss ne se serve <br /> pas du mot supplémentaire en soulignant comme je le fais ici les <br /> 423<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> deux directions de sens qui y composent étrangement ensemble, <br /> ce n'est pas un hasard s'il se sert par deux fois de ce mot dans son <br /> Introduction à l'œuvre de Mauss, au moment où il parle de la « sura- <br /> bondance de signifiant, par rapport aux signifiés sur lesquels elle <br /> peut se poser » : « Dans son effort pour comprendre le monde, <br /> l'homme dispose donc toujours d'un surplus de signification <br /> (qu'il répartit entre les choses selon des lois de la pensée symboli- <br /> que qu'il appartient aux ethnologues et aux linguistes d'étudier). <br /> Cette distribution d'une ration supplémentaire — si l'on peut <br /> s'exprimer ainsi — est absolument nécessaire pour qu'au total, <br /> le signifiant disponible et le signifié repéré restent entre eux dans <br /> le rapport de complémentarité qui est la condition même de la <br /> pensée symbolique. » (On pourrait sans doute montrer que cette <br /> ration supplémentaire de signification est l'origine de la ratio elle- <br /> même.) Le mot réapparaît un peu plus loin après que Lévi-Strauss <br /> ait parlé de « ce signifiant flottant, qui est la servitude de toute <br /> pensée finie » : « En d'autres termes, et nous inspirant du précepte <br /> de Mauss que tous les phénomènes sociaux peuvent être assimilés <br /> au langage, nous voyons dans le mana, le wakan, l'oranda et <br /> autres notions du même type, l'expression consciente d'une fonc- <br /> tion sémantique, dont le rôle est de permettre à la pensée symbo- <br /> lique de s'exercer malgré la contradiction qui lui est propre. Ainsi <br /> s'expliquent les antinomies en apparence insolubles, attachées à <br /> cette notion... Force et action, qualité et état, substantif et adjec- <br /> tif et verbe à la fois; abstraite et concrète, omniprésente et loca- <br /> lisée. Et en effet le mana est tout cela à la fois; mais précisément, <br /> n'est-ce pas parce qu'il n'est rien de tout cela : simple forme ou <br /> plus exactement symbole à l'état pur, donc susceptible de se char- <br /> ger de n'importe quel contenu symbolique? Dans ce système <br /> de symboles que constitue toute cosmologie, ce serait simple- <br /> ment une valeur symbolique zéro, c'est-à-dire un signe marquant <br /> la nécessité d'un contenu symbolique supplémentaire [Je souligne] <br /> à celui qui charge déjà le signifié, mais pouvant être une valeur <br /> quelconque à condition qu'elle fasse encore partie de la réserve <br /> disponible et ne soit pas, comme disent les phonologues, un <br /> terme de groupe. » (note : « Les linguistes ont déjà été amenés à <br /> formuler des hypothèses de ce type. Ainsi : « Un phonème zéro <br /> s'oppose à tous les autres phonèmes du français en ce qu'il ne <br /> 424<br /> LA STRUCTURE, LE SIGNE ET LE JEU <br /> comporte aucun caractère différentiel et aucune valeur phonétique <br /> constante. Par contre le phonème zéro a pour fonction propre <br /> de s'opposer à l'absence de phonème » (Jakobson et Lotz). On <br /> pourrait presque dire pareillement en schématisant la conception <br /> qui a été proposée ici, que la fonction des notions de type mana <br /> est de s'opposer à l'absence de signification sans comporter par <br /> soi-même aucune signification particulière. » <br /> La surabondance du signifiant, son caractère supplémentaire, tient <br /> donc à une finitude, c'est-à-dire à un manque qui doit être suppléé. <br /> On comprend alors pourquoi le concept de jeu est important <br /> chez Lévi-Strauss. Les références à toutes sortes de jeux, notamment <br /> à la roulette, sont très fréquentes, en particulier dans ses Entre- <br /> tiens, Race et Histoire, la Pensée sauvage. Or cette référence au jeu <br /> est toujours prise dans une tension. <br /> Tension avec l'histoire, d'abord. Problème classique et autour <br /> duquel on a usé les objections. J'indiquerai seulement ce qui me <br /> paraît être la formalité du problème : en réduisant l'histoire, <br /> Lévi-Strauss a fait justice d'un concept qui a toujours été complice <br /> d'une métaphysique téléologique et eschatologique, c'est-à-dire, <br /> paradoxalement, de cette philosophie de la présence à laquelle on a <br /> cru pouvoir opposer l'histoire. La thématique de l'historicité, <br /> bien qu'elle semble s'introduire assez tard dans la philosophie, <br /> y a toujours été requise par la détermination de l'être comme pré- <br /> sence. Avec ou sans étymologie et malgré l'antagonisme classique <br /> qui oppose ces significations dans toute la pensée classique on <br /> pourrait montrer que le concept d'epistémè a toujours appelé celui <br /> d'istoria si l'histoire est toujours l'unité d'un devenir, comme tra- <br /> dition de la vérité ou développement de la science orienté vers <br /> l'appropriation de la vérité dans la présence et la présence à soi, <br /> vers le savoir dans la conscience de soi. L'histoire a toujours été <br /> pensée comme le mouvement d'une résumption de l'histoife, <br /> dérivation entre deux présences. Mais s'il est légitime de suspecter <br /> ce concept d'histoire, on risque, à le réduire sans poser expressé- <br /> ment le problème que j'indique ici, de retomber dans un anhisto- <br /> ricisme de forme classique, c'est-à-dire dans un moment déterminé <br /> de l'histoire de la métaphysique. Telle me paraît être la formalité <br /> algébrique du problème. Plus concrètement, dans le travail de <br /> Lévi-Strauss, il faut reconnaître que le respect de la structuralité, <br /> 425<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> de l'originalité interne de la structure, oblige à neutraliser le temps <br /> et l'histoire. Par exemple, l'apparition d'une nouvelle structure, <br /> d'un système original, se fait toujours — et c'est la condition <br /> même de sa spécificité structurale — par une rupture avec son <br /> passé, son origine et sa cause; On ne peut donc décrire la propriété <br /> de l'organisation structurale qu'en ne tenant pas compte, dans le <br /> moment même de cette description, de ses conditions passées : <br /> en omettant de poser le problème du passage d'une structure à une <br /> autre, en mettant l'histoire entre parenthèses. Dans ce moment <br /> « structuraliste », les concepts de hasard et de discontinuité sont <br /> indispensables. Et de fait Lévi-Strauss y fait souvent appel, comme <br /> par exemple pour cette structure des structures qu'est le langage, <br /> dont il dit dans l'Introduction à l'oevre de Mauss qu'il « n'a pu naître <br /> que tout d'un coup » : « Quels qu'aient été. le moment et les cir- <br /> constances de son apparition dans l'échelle de la vie animale, le <br /> langage n'a pu naître que tout d'un coup. Les choses n'ont pas. <br /> pu se mettre à signifier progressivement. A la suite d'une trans- <br /> formation' dont l'étude ne relève pas des sciences sociales, mais <br /> de la biologie et de la psychologie, un passage s'est effectué, d'un <br /> stade où rien n'avait un sens, à un autre où tout en possédait. » <br /> Ce qui n'empêche pas Lévi-Strauss de reconnaître la lenteur, la <br /> maturation, le labeur continu des transformations factuelles, l'his- <br /> toire (par exemple dans Race et Histoire). Mais il doit, selon un <br /> geste qui fut aussi celui de Rousseau ou de Husserl, « écarter tous <br /> les faits » au moment où il veut ressaisir la spécificité essentielle <br /> d'une structure. Comme Rousseau, il doit toujours penser l'ori- <br /> gine d'une structure nouvelle sur le modèle de la catastrophe <br /> — bouleversement de la nature dans la nature, interruption natu- <br /> relle de l'enchaînement naturel, écart de la nature. <br /> Tension du jeu avec l'histoire, tension aussi du jeu avec la' <br /> présence. Le jeu est la disruption de la présence. La présence d'un <br /> élément est toujours une référence signifiante et substitutive <br /> inscrite dans un système de différences et le mouvement d'une <br /> chaîne. Le jeu est toujours jeu d'absence et de présence, mais <br /> si l'on veut le penser radicalement, il faut le penser avant l'alter- <br /> native de la présence et de l'absence; il faut penser l'être comme <br /> présence ou absence à partir de la possibilité du jeu et non l'inverse. <br /> Or si Lévi-Strauss, mieux qu'un autre, a fait apparaître le jeu de la <br /> 426<br /> LA STRUCTURE, LE SIGNE ET LE JEU <br /> répétition et la répétition du jeu, on n'en perçoit pas moins chez <br /> lui une sorte d'éthique de la présence, de nostalgie de l'origine, <br /> de l'innocence archaïque et naturelle, d'une pureté de la présence <br /> et de la présence à soi dans la parole; éthique, nostalgie et même <br /> remords qu'il présente souvent comme la motivation du projet <br /> ethnologique lorsqu'il se porte vers des sociétés archaïques, <br /> c'est-à-dire à ses yeux exemplaires. Ces textes sont bien connus. <br /> Tournée vers la présence, perdue ou impossible, de l'origine <br /> absente, cette thématique structuraliste de l'immédiateté rompue <br /> est donc la face triste, négative, nostalgique, coupable, rousseauiste, <br /> de la pensée du jeu dont l'affirmation nietzschéenne, l'affirmation <br /> joyeuse du jeu du monde et de l'innocence du devenir, l'affirma- <br /> tion d'un monde de signes sans faute, sans vérité, sans origine, <br /> offert à une interprétation active, serait l'autre face. Cette affirma- <br /> tion détermine alors le non-centre autrement que comme perte du centre. <br /> Et elle joue sans sécurité. Car il y a un jeu sûr : celui qui se limite <br /> à la substitution de pièces données et existantes, présentes. Dans le <br /> hasard absolu, l'affirmation se livre aussi à l'indétermination <br /> génétique, à l'aventure séminale de la trace. <br /> Il y a donc deux interprétations de l'interprétation, de la struc- <br /> ture, du signe et du jeu. L'une cherche à déchiffrer, rêve de déchif- <br /> frer une vérité ou une origine échappant au jeu et à l'ordre du <br /> signe, et vit comme un exil la nécessité de l'interprétation. L'autre, <br /> qui n'est plus tournée vers l'origine, affirme le jeu et tente de <br /> passer au-delà de l'homme et de l'humanisme, le nom de l'homme <br /> étant le nom de cet être qui, à travers l'histoire de la métaphy- <br /> sique ou de l'onto-théologie, c'est-à-dire du tout de son histoire, <br /> a rêvé la présence pleine, le fondement rassurant, l'origine et la <br /> fin du jeu. Cette deuxième interprétation de l'interprétation, dont <br /> Nietzsche nous a indiqué la voie, ne cherche pas dans l'ethnogra- <br /> phie, comme le voulait Lévi-Strauss, dont je cite ici encore l'Intro- <br /> duction à l'ouvre de Mauss, 1' « inspiratrice d'un nouvel humanisme »; <br /> On pourrait percevoir à plus d'un signe aujourd'hui que ces <br /> deux interprétations de l'interprétation — qui sont absolument <br /> inconciliables même si nous les vivons simultanément et les conci- <br /> lions dans une obscure économie — se partagent le champ de ce <br /> qu'on appelle, de manière si problématique, les sciences humaines. <br /> Je ne crois pas pour ma part, bien que ces deux interprétations <br /> 427<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> doivent accuser leur différence et aiguiser leur irréductibilité, <br /> qu'il y ait aujourd'hui à choisir. D'abord parce que nous sommes <br /> là dans une région — disons encore, provisoirement, de l'histo- <br /> ricité — où la catégorie de choix paraît bien légère. Ensuite parce <br /> qu'il faut essayer d'abord de penser le sol commun, et la diffé- <br /> rance de cette différence irréductible. Et qu'il y a là un type de <br /> question, disons encore historique, dont nous ne faisons aujour- <br /> d'hui qu'entrevoir la conception, la formation, la gestation, le travail. <br /> Et je dis ces mots les yeux tournés, certes, vers les opérations de <br /> l'enfantement; mais aussi vers ceux qui, dans une société dont je <br /> ne m'exclus pas, les détournent devant l'encore innommable <br /> qui s'annonce et qui ne peut le faire, comme c'est nécessaire chaque <br /> fois qu'une naissance est à l'œuvre, que sous l'espèce de la non- <br /> espèce, sous la forme informe, muette, infante et terrifiante de la. <br /> monstruosité.<br /> ELLIPSE <br /> A GABRIEL BOUNOURE <br /> Ici ou là, nous avons discerné L'écriture : un partage sans symé- <br /> trie dessinait d'un côié la clôture du livre, de l'autre l'ouverture <br /> du texte. D'un côté l'encyclopédie théologique et sur son modèle, <br /> le livre de l'homme. De l'autre, un tissu de traces marquant la <br /> disparition d'un Dieu excédé ou d'un homme effacé. La question <br /> de l'écriture ne pouvait s'ouvrir qu'à livre fermé. L'errance joyeuse <br /> du graphein alors était sans retour. L'ouverture au texte était <br /> l'aventure, la dépense sans réserve. <br /> Et pourtant ne savions-nous pas que" la clôture du livre n'était <br /> pas une limite parmi d'autres? Que c'est seulement dans le livre, <br /> y revenant sans cesse, y puisant t'ôutes nos ressources, qu'il nous <br /> faudrait indéfiniment désigner l'écriture d'outre-livre? <br /> Se donne alors à penser le Refour au livre 1. Sous ce titre, Edmond <br /> Jabès nous dit d'abord ce que c'est qu' « abandonner le livre ». Si <br /> la clôture n'est pas la fin, nous avons beau protester ou décon's- <br /> truire, <br /> ? Dieu succède à Dieu et le Livre au Livre. » <br /> Mais dans le mouvement de cette succession, l'écriture veille, <br /> entre,Dieu et Dieu, le Livre et le Livre. Et s'il se fait depuis cette <br /> veille et depuis l'outre-clôture, le retour au livre ne nous y ren- <br /> ferme pas. Il est un moment de l'errance, il répète l'époque du livre, <br /> sa totalité de suspension entre deux écritures, son retrait et ce qui <br /> se réserve en lui. Il revient vers <br /> « Un livre qui est l'entretoile du risque »... <br /> « ... Ma vie, depuis le livre, aura donc été une veillée d'écriture dans <br /> l'intervalle des limites... » <br /> 1. Ainsi s'intitule le troisième volume du Livre des questions (1965). Le second <br /> volume, le Livre de Yukel, parut en 1964. Cf. supra, Edmond Jabès et la question du livre. <br /> 429<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> La répétition ne réédite pas le livre, elle en décrit l'origine <br /> 'depuis une écriture qui ne lui appartient pas encore où né lui <br /> appartient plus, qui feint, le répétant, de se laisser comprendre <br /> en lui. Loin de se laisser opprimer ou envelopper dans le volume, <br /> cette répétition est la première écriture. Écriture d'origine, écri- <br /> ture retraçant l'origine, traquant les signes de sa disparition, <br /> écriture éperdue d'origine : <br /> « Écrire, c'est avoir la passion de l'origine ». <br /> Mais ce qui l'affecte ainsi, on le sait maintenant, ce n'est pas <br /> l'origine mais ce qui en tient lieu; ce n'est pas davantage le con- <br /> traire de l'origine. Ce n'est pas l'absence au lieu de la présence <br /> mais une trace qui remplace une présence qui n'a jamais été pré- <br /> sente, une origine par laquelle rien n'a commencé. Or le livre a <br /> vécu de ce leurre; d'avoir donné à croire que la passion, étant <br /> originellement passionnée par quelque chose, pouvait à la fin être <br /> apaisée par son retour. Leurre de l'origine, de la fin, de la ligne, <br /> de la boucle, du volume, du centre. <br /> Comme dans le premier Livre des questions, des rabbins imagi- <br /> naires se répondent, dans le Chant sur la Boucle <br /> « La ligne est le leurre » <br /> Reb Séab <br /> « L'une de mes grandes angoisses, disait Reb Aghim, fut de voir, <br /> sans que je puisse l'arrêter, ma vie s'arrondir pour former une-boucle. » <br /> Dès lors que le cercle tourne, que le volume s'enroule sur lui- <br /> même, que le livre se répète, son identité à soi accueille une imper- <br /> ceptible différence qui nous permet de sortir efficacement, rigou- <br /> reusement, c'est-à-dire discrètement, de la clôture. En redoublant <br /> la clôture du livre, on la dédouble. On lui échappe alors furtivement, <br /> entre deux passages par le. même livre, par la même ligne, selon <br /> la même boucle, « Veillée d'écriture dans l'intervalle des limites ». <br /> Cette sortie hors de l'identique dans le même reste très légère, <br /> elle ne pèse rien elle-même, elle pense et pèse le livre comme tel. <br /> Le retour au livre alors est l'abandon du livre, il s'est glissé entre <br /> Dieu et Dieu, le Livre et le livre, dans l'espace neutre de la succes- <br /> sion, dans le suspens de l'intervalle. Le retour alors ne reprend <br /> pas possession. Il ne se réapproprie pas l'origine. Celle-ci n'est <br /> 430<br /> ELLIPSE <br /> plus en elle-même. L'écriture, passion de l'origine, cela doit s'en- <br /> tendre aussi par la voie du génitif subjectif. C'est l'origine elle- <br /> même qui est passionnée, passive et passée d'être écrite. Ce qui- <br /> veut dire inscrite. L'inscription de l'origine, c'est sans doute <br /> son être-écrit mais c'est aussi son être-inscrit dans un système <br /> dont elle n'est qu'un lieu et une fonction. <br /> Ainsi entendu, le retour au livre est d'essence elliptique. Quelque <br /> chose d'invisible manque dans la grammaire de cette répétition. <br /> Comme ce manque est invisible et indéterminable, comme il <br /> redouble et consacre parfaitement le livre, repasse par. tous les <br /> points de son circuit, rien n'a bougé. Et pourtant tout le sens est <br /> altéré par ce manque, Répétée, la même ligne n'est plus tout à <br /> fait la même, la boucle n'a plus tout à fait le même centre, l'origine <br /> a joué. Quelque chose manque pour que le cercle soit parfait. <br /> Mais dans l'EXXeuJ/ic, par le simple redoublement du chemin, la <br /> sollicitation de la clôture, la brisureide la ligne, le livre s'est laissé <br /> penser comme tel. <br /> « Et Yukel dit : <br /> Le cercle est reconnu. Brisez la courbe. Le chemin double le chemin. <br /> Le livre consacre le livre. » <br /> Le retour au livre annoncerait ici la forme de l'éternel retour. <br /> Le retour du même ne s'altère — mais il le fait absolument --- que <br /> de revenir au même. La pure répétition, ne changeât-elle ni une <br /> chose ni un signe, porte puissance illimitée de perversion et de <br /> subversion. <br /> Cette répétition est écriture parce que ce qui' disparaît en elle, <br /> c'est l'identité à soi de l'origine, la présence à soi de la parole soi- <br /> disant vive. C'est le centre. Le leurre dont a vécu le premier livre, <br /> le livre mythique, la veille de toute répétition, c'est que le centre <br /> fût à l'abri du jeu : irremplaçable, soustrait à la métaphore et à la <br /> métonymie, sorte de prénom invariable qu'on pouvait invoquer <br /> mais non répéter. Le centre du premier livre n'aurait pas dû pou- <br /> voir être répété dans sa propre représentation. Dès lors qu'il se <br /> prête une fois à une telle représentation •— c'est-à-dire dès qu'il <br /> est écrit —, quand on peut lire un livre dans le livre, une origine <br /> dans l'origine, un centre dans le centre, c'est l'abîme, le sans-fond <br /> du redoublement infini. L'autre est dans le même, <br /> 431<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> « L'Ailleurs en dedans... <br /> . . . . <br /> Le centre est le puits... <br /> . . . . <br /> « Oh est le centre ? hurlait Reb Madies. L'eau répudiée permet au <br /> faucon de poursuivre sa proie. » <br /> Le centre est, peut-être, le déplacement de la question. <br /> Point de centre où le cercle est impossible. <br /> Puisse ma mort venir de moi, disait Reb Bekri. <br /> Je serais, à la fois, la servitude du cerne et la césure. » <br /> Dès qu'un signe surgit, il commence par se répéter. Sans cela, <br /> il ne serait pas signe, il ne serait pas ce qu'il est, c'est-à-dire cette <br /> non-identité à soi qui renvoie régulièrement au même. C'est-à- <br /> dire à un autre signe qui lui-même naîtra de se diviser. Le gra- <br /> phème, à se répéter ainsi, n'a donc ni lieu ni centre naturels. Mais <br /> les a-t-il jamais perdus? Son excentricité est-elle un décentrement? <br /> Ne peut-on affirmer l'irréférence au centre au lieu de pleurer <br /> l'absence du centre? Pourquoi ferait-on son deuil du centre? <br /> Le centre, l'absence de jeu et de différence, n'est-ce pas un autre <br /> nom de la mort ? Celle qui rassure, apaise mais de son trou angoisse <br /> aussi et met en jeu? <br /> Le passage par l'excentricité négative est sans doute nécessaire; <br /> mais seulement liminaire. <br /> « Le centre est le seuil. <br /> Reb Naman disait : « Dieu est le Centre; c'est pourquoi des esprits <br /> forts ont proclamé qu'il n'existait pas, car si le centre d'une pomme ou de <br /> l'étoile est le cœur de l'astre ou du fruit quel est le vrai milieu du verger <br /> et de la nuit? » <br /> Et Yukel dit: <br /> Le centre est l'échec... <br /> « Où est le centre ? <br /> — Sous la cendre. » <br /> Reb Selah <br /> « Le centre est le deuil. » <br /> De même qu'il y a une théologie négative, il y a une athéologie <br /> 432<br /> ELLIPSE <br /> négative. Complice, elle dit encore l'absence de centre quand <br /> il faudrait déjà affirmer le jeu. Mais le désir du centre n'est-il pas, <br /> comme fonction du jeu lui-même, l'indestructible? Et dans la <br /> répétition ou le retour du jeu, comment le fantôme du centre ne <br /> nous appellerait-il pas ? C'est ici qu'entre l'écriture comme décen- <br /> trement et l'écriture comme affirmation du jeu, l'hésitation est <br /> infinie. Elle appartient au jeu et le lie à la mort. Elle se produit <br /> dans un « qui sait? » sans sujet et sans savoir. <br /> « Le dernier obstacle, l'ultime borne est, qui sait? le centre. <br /> Alors, tout viendrait à nous du haut de la nuit, de l'enfance. » <br /> Si le centre est bien « le déplacement de la question », c'est qu'on <br /> a toujours surnommé l'innommable puits sans fond dont il était <br /> lui-même le signe; signe du trou que le livre a voulu combler. <br /> Le centre était le nom d'un trou; et le nom de l'homme, comme <br /> celui de Dieu', dit la force de ce qui s'est érigé pour y faire <br /> œuvre en forme de livre. Le volume, le rouleau de parchemin <br /> devaient s'introduire dans le trou dangereux, pénétrer furtive- <br /> ment dans l'habitation menaçante, par un mouvement animal, <br /> vif, silencieux, lisse, brillant, glissant, à la manière d'un serpent <br /> ou d'un poisson. Tel est le désir inquiet du livre. Tenace aussi et <br /> parasitaire, aimant' et aspirant par mille bouches qui laissent <br /> mille empreintes sur notre peau, monstre marin, polype. <br /> « Ridicule, cette position sur le ventre. Tu rampes. Tu fores le mur <br /> à sa base. Tu espères t'échapper, comme un rat. Pareil à l'ombre, au <br /> matin, sur la. route. <br /> Et cette volonté de rester debout, malgré la fatigue et la faim ? <br /> Un trou, ce n'était qu'un trou, <br /> la chance du livre. <br /> (Un trou-pieuvre, ton œuvre ? <br /> La pieuvre fut pendue au plafond et ses tentacules se mirent à <br /> étinceler.) <br /> Ce n'était qu'un trou <br /> dans le mur, <br /> si étroit que tu n'as jamais. <br /> pu t'y introduire <br /> pour fuir. <br /> Méfiez-vous des demeures. Elles ne sont pas toujours hospitalières. » <br /> 433<br /> L'ECRITURE ET LA DIFFERENCE <br /> Étrange sérénité d'un tel retour. Désespérée par la répétition <br /> et joyeuse pourtant d'affirmer l'abîme, d'habiter le labyrinthe en <br /> poète, d'écrire le trou, « la chance du livre » dans lequel on ne peut <br /> que s'enfoncer, qu'on doit garder en le détruisant. Affirmation <br /> dansante et cruelle d'une économie désespérée. La demeure est <br /> inhospitalière de séduire, comme le livre, dans un labyrinthe. Le <br /> labyrinthe est ici un abîme : on- s'enfonce dans l'horizontalité <br /> d'une pure surface, se représentant elle-même de détour en détour. <br /> « Le livre est le labyrinthe. Tu crois en sortir, tu t'y enfonces. Tu <br /> n'as aucune chance de te sauver. Il te faut détruire l'ouvrage. Tu ne peux <br /> t'y résoudre. Je note la lente, mais sûre montée de ton angoisse. Mur <br /> après mur. Au bout qui t'attend? — Personne... Ton: nom s'est replié <br /> sur soi-même, comme la main sur l'arme blanche. » <br /> Dans la sérénité de ce troisième volume, le Livre des questions <br /> est alors accompli. Comme il devait l'être, en restant ouvert, en <br /> disant la non-clôture, à là fois infiniment ouvert et se réfléchissant <br /> infiniment sur lui-même,,« un œil dans l'œil », commentaire accompa- <br /> gnant à l'infini le « livre du livre exclu et réclamé », livre sans cesse <br /> entamé et repris depuis un lieu qui n'est ni dans le livre ni hors du <br /> livre, se disant comme l'ouverture même qui est reflet sans issue, <br /> renvoi, retour et détour du labyrinthe. Celui-ci est un chemin qui <br /> enferme en soi les sorties hors de soi, qui comprend ses propres <br /> issues, qui ouvre lui-même ses portes, c'est-à-dire, les ouvrant <br /> sur lui-même, se clôt de penser sa propre ouverture. <br /> Cette contradiction est pensée comme telle dans le troisième <br /> livre des questions. C'est pourquoi la triplicité est son chiffre et <br /> la clé de sa sérénité. De sa composition aussi : Le troisième livre <br /> dit, <br /> « Je suis le premier livre dans le second » <br /> 434 <br /> « Et Yukel dit : <br /> Trois questions ont <br /> séduit le livre <br /> et trois questions <br /> l'achèveront.<br /> ELLIPSE <br /> Ce qui finit, <br /> trois fois continence. <br /> Le livre est trois. <br /> Le monde est trois <br /> lit Dieu, pour l'homme, <br /> les trois réponses.-» <br /> Trois : non parce que l'équivoque, la duplicité du tout et rien, <br /> de la présence absente, du soleil noir, de la boucle ouverte, du <br /> centre dérobé, du retour elliptique, serait enfin résumée dans <br /> quelque dialectique, apaisée dans quelque terme conciliant. Le <br /> « pas » et le « pacte » dont parle Yukel à Minuit ou la troisième question <br /> sont un autre nom de la mort affirmée depuis L'aube ou la première <br /> question et Midi ou la seconde question. <br /> Et Yukel dit : <br /> « Le livre m' a conduit, <br /> de l'aube au crépuscule, <br /> de la mort à la mort, <br /> avec ton ombre, Sarah, <br /> dans le nombre, Yukel, <br /> au bout de mes questions, <br /> au pied des trois questions... » <br /> La mort est à l'aube parce que tout a commencé par la répéti- <br /> tion. Dès lors que le centre ou l'origine ont commencé par se <br /> répéter, par se redoubler, le double ne s'ajoutait pas seulement au <br /> simple. Il le divisait et le suppléait. Il y avait aussitôt une double <br /> origine plus sa répétition. Trois est le premier chiffre de la répé- <br /> tition. Le dernier aussi car l'abîme de la représentation reste tou- <br /> jours dominé par son rythme, à l'infini. L'infini n'est sans doute <br /> ni un, ni nul, ni innombrable. Il est d'essence ternaire. Le deux, <br /> comme le deuxième Livre des questions (le livre de Yukel), comme <br /> Yukel, reste la jointure indispensable et inutile du livre, le média- <br /> teur sacrifié sans lequel la triplicité ne serait pas, sans lequel le <br /> sens ne serait pas ce qu'il est, c'est-à-dire différent de soi : en jeu. <br /> La jointure est la brisure. On pourrait dire du deuxième livre ce qui <br /> est dit de Yukel dans la deuxième partie du Retour au livre : <br /> « Il fut la liane et la lierne dans le livre, avant d'en être chassé. » <br /> 435<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> Si rien n'a précédé la répétition, si aucun présent n'a surveillé <br /> la trace, si, d'une certaine manière, c'est le « vide qui se recreuse et se <br /> marque d'empreintes 1 », alors le temps de l'écriture ne suit plus la <br /> ligne des présents modifiés. L'avenir n'est pas un présent futur, <br /> hier n'est pas un présent passé. L'au-delà de la clôture du livre <br /> n'est ni à attendre ni à retrouver. Il est là, mais au-delà, dans la <br /> répétition mais s'y dérobant. Il est là comme l'ombre du livre, le <br /> tiers entre les deux mains tenant le livre, la différance dans le <br /> maintenant de l'écriture, l'écart entre le livre et le livre, cette autre <br /> main...
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410<br /> LA STRUCTURE, LE SIGNE ET LE JEU <br /> métaphores et de ces métonymies. La forme matricielle en serait — <br /> qu'on me pardonne d'être aussi peu démonstratif et aussi ellip- <br /> tique, c'est pour en venir plus vite à mon thème principal — la <br /> détermination de l'être comme présence à tous les sens de ce mot. <br /> On pourrait montrer que tous les noms du fondement, du principe <br /> ou du centre ont toujours désigné l'invariant d'une présence <br /> (eidos, archè, telos, energeia, ousia (essence, existence, substance, <br /> sujet) aletheia, transcendantalité, conscience, Dieu, homme, etc.). <br /> L'événement de rupture, la disruption à laquelle je faisais <br /> allusion en commençant, se serait peut-être produite au moment <br /> où la structuralité de la structure a dû commencer à être pensée, <br /> c'est-à-dire répétée, et c'est pourquoi je disais que cette disruption <br /> était répétition, à tous les sens de ce mot. Dès lors a dû être pensée <br /> la loi qui commandait en quelque sorte le désir du centre dans la <br /> constitution de la «structure, et le procès de la signification ordon- <br /> nant ses déplacements et ses substitutions à cette loi de la présence <br /> centrale; mais d'une présence centrale qui n'a jamais été elle- <br /> même, qui a toujours déjà été déportée hors de soi dans son substi- <br /> tut. Le substitut ne se substitue à rien qui lui ait en quelque sorte <br /> pré-existé. Dès lors on a dû sans doute commencer à penser qu'il <br /> n'y avait pas de centre, que le centre ne pouvait être pensé dans <br /> la forme d'un étant-présent, que le centre n'avait pas de lieu naturel, <br /> qu'il n'était pas un lieu fixe mais une fonction, une sorte de non- <br /> lieu dans lequel se jouaient à l'infini des substitutions de signes. <br /> C'est alors le moment où le langage envahit le champ problé- <br /> matique universel; c'est alors le moment où, en l'absence de centre <br /> ou d'origine, tout devient discours — à condition de s'entendre <br /> sur ce mot — c'est-à-dire système dans lequel le signifié central, <br /> originaire ou transcendantal, n'est jamais absolument présent <br /> hors d'un système de différences. L'absence de signifié transcen- <br /> dantal étend à l'infini le champ et le jeu de la signification. <br /> Où et comment se produit ce décentrement comme pensée de <br /> la structuralité de la structure? Pour désigner cette production, il <br /> y aurait quelque naïveté à se référer à un événement, à une doctrine <br /> ou au nom d'un auteur. Cette production appartient sans doute <br /> à la totalité d'une époque, qui est la nôtre, mais elle a toujours <br /> déjà commencé à s'annoncer et à travailler. Si l'on voulait néan- <br /> moins, à titre indicatif, choisir quelques « noms propres » et évo- <br /> 411<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> quer les auteurs des discours dans lesquels cette production s'est <br /> tenue au plus près de sa formulation la plus radicale, il faudrait <br /> sans doute citer la critique nietzschéenne de la métaphysique, des <br /> concepts d'être et de vérité auxquels sont substitués les concepts <br /> de jeu, d'interprétation et de signe (de signe sans vérité présente); <br /> la critique freudienne de la présence à soi, c'est-à-dire de la cons- <br /> cience, du sujet, de l'identité à soi, de la proximité ou de la propriété <br /> à soi; et, plus radicalement, la destruction heideggerienne de la <br /> métaphysique, de l'onto-théologie, de la détermination de l'être <br /> comme présence. Or tous ces discours destructeurs et tous leurs <br /> analogues sont pris dans une sorte de cercle. Ce cercle est unique <br /> et il décrit la forme du rapport entre l'histoire de la métaphysique <br /> et la destruction de l'histoire de la métaphysique : il n'y a aucun sens <br /> à se passer des concepts de la métaphysique pour ébranler la <br /> métaphysique; nous ne disposons d'aucun langage — d'aucune <br /> syntaxe et d'aucun lexique — qui soit étranger à cette histoire; <br /> nous ne pouvons énoncer aucune proposition destructrice qui n'ait <br /> déjà dû se glisser dans la forme, dans la logique et les postulations <br /> implicites de cela même qu'elle voudrait contester. Pour prendre <br /> un exemple parmi tant d'autres : c'est à l'aide du concept de signe <br /> qu'on ébranle la métaphysique de la présence. Mais à partir du <br /> moment où l'on veut ainsi montrer, comme je l'ai suggéré tout <br /> à l'heure, qu'il n'y avait pas de signifié transcendantal ou privi- <br /> légié et que le champ ou le jeu de la signification n'avait, dès lors, <br /> plus de limite, on devrait — mais c'est ce qu'on ne peut pas faire — <br /> refuser jusqu'au concept et au mot de signe. Car la signification <br /> « signe » a toujours été comprise et déterminée, dans son sens, comme <br /> signe-de, signifiant renvoyant à un signifié, signifiant différent de <br /> son signifié. Si l'on efface la différence radicale entre signifiant <br /> et signifié, c'est le mot de. signifiant lui-même qu'il faudrait aban- <br /> donner comme concept métaphysique. Lorsque Lévi-Strauss dit <br /> dans la préface à le Cru et le Cuit qu'il a « cherché à transcender <br /> l'opposition du sensible et de l'intelligible en (se) plaçant d'emblée <br /> au niveau des signes », la nécessité, la force et la légitimité de son <br /> geste ne peuvent nous faire oublier que le concept de signe ne <br /> peut en lui-même dépasser cette opposition du sensible et de <br /> l'intelligible. Il est déterminé par cette opposition : de part en <br /> part et à travers la totalité de son histoire. Il n'a vécu que d'elle <br /> 412<br /> LA STRUCTURE, LE SIGNE ET LE JEU <br /> et de son systèrne. Mais nous ne pouvons nous défaire du concept <br /> de signe, nous ne pouvons renoncer à cette complicité métaphy- <br /> sique sans renoncer du même coup au travail critique que nous <br /> dirigeons contre elle, sans risquer d'effacer la différence dans <br /> l'identité à soi d'un signifié réduisant en soi son signifiant, ou, ce <br /> qui revient au même, l'expulsant simplement hors de soi. Car il <br /> y a deux manières hétérogènes d'effacer la différence entre le <br /> signifiant et le signifié : l'une, la classique, consiste à réduire ou <br /> à dériver le signifiant, c'est-à-dire finalement à soumettre le signe <br /> à la pensée; l'autre, celle que nous dirigeons ici contre la précédente, <br /> consiste à mettre en question le système dans lequel fonctionnait <br /> la précédente réduction : et d'abord l'opposition du sensible et <br /> de l'intelligible. Car le paradoxe, c'est que la réduction métaphy- <br /> sique du signe avait besoin de l'opposition qu'elle réduisait. <br /> L'opposition fait système avec la réduction. Et ce que nous disons <br /> ici du signe peut s'étendre à tous les concepts et à toutes les phrases <br /> de la métaphysique, en particulier au discours sur la « structure ». <br /> Mais il y a plusieurs manières d'être pris dans ce cercle. Elles sont <br /> toutes plus ou moins naïves, plus ou moins empiriques, plus ou <br /> moins systématiques, plus ou moins proches de la formulation <br /> voire de la formalisation de ce cercle. Ce sont ces différences qui <br /> expliquent la multiplicité des discours destructeurs et le désaccord <br /> entre ceux qui les tiennent. C'est dans les concepts hérités de la <br /> métaphysique que, par exemple, ont opéré Nietzsche, Freud et <br /> Heidegger. Or comme ces concepts ne sont pas des éléments, <br /> des atomes, comme ils sont pris dans une syntaxe et un système, <br /> chaque emprunt déterminé fait venir à lui toute la métaphysique. <br /> C'est ce qui permet alors à ces destructeurs de se détruire réci- <br /> proquement, par exemple à Heidegger de considérer Nietzsche, <br /> avec autant de lucidité et de rigueur que de mauvaise foi et de <br /> méconnaissance, comme le dernier métaphysicien, le dernier <br /> « platonicien ». On pourrait se livrer à cet exercice à propos de <br /> Heidegger lui-même, de Freud ou de quelques autres. Et aucun <br /> exercice n'est aujourd'hui plus répandu. <br /> Qu'en est-il maintenant de ce schéma formel, lorsque nous nous <br /> tournons du côté de ce qu'on appelle les « sciences humaines »? <br /> 413<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> L'une d'entre elles occupe peut-être ici une place privilégiée. <br /> C'est l'ethnologie. On peut en effet considérer que l'ethnologie <br /> n'a pu naître comme science qu'au moment où un décentrement <br /> a pu être opéré : au moment où la culture européenne — et par <br /> conséquent l'histoire de la métaphysique et de ses concepts — <br /> a été disloquée, chassée de son lieu, devant alors cesser de se consi- <br /> dérer comme culture de référence. Ce moment n'est pas d'abord <br /> un moment du discours philosophique ou scientifique, il est aussi <br /> un moment politique, économique, technique, etc. On peut dire <br /> en toute sécurité qu'il n'y a rien de fortuit à ce que la critique de <br /> l'ethnocentrisme, condition de l'ethnologie, soit systématique- <br /> ment et historiquement contemporaine de la destruction de l'histoire <br /> de la métaphysique. Toutes deux appartiennent à une seule et même <br /> époque. <br /> Or l'ethnologie — comme toute science — se produit dans <br /> l'élément du discours. Et elle est d'abord une science européenne, <br /> utilisant, fût-ce à son corps défendant, les concepts de la tradition. <br /> Par conséquent, qu'il le veuille ou non, et cela ne dépend pas <br /> d'une décision de l'ethnologue, celui-ci accueille dans son discours <br /> les prémisses de l'ethnocentrisme au moment même où il le <br /> dénonce. Cette nécessité est irréductible, elle n'est pas une contin- <br /> gence historique; il faudrait en méditer toutes les implications. <br /> Mais si personne ne peut y échapper, si personne n'est donc <br /> responsable d'y céder, si peu que ce soit, cela ne veut pas dire <br /> que toutes les manières d'y céder soient d'égale pertinence. La <br /> qualité et la fécondité d'un discours se mesurent peut-être à la <br /> rigueur critique avec laquelle est pensé ce rapport à l'histoire de <br /> la métaphysique et aux concepts hérités. Il s'agit là d'un rapport <br /> critique au langage des sciences humaines et d'une responsabilité <br /> critique du discours. Il s'agit de poser expressément et systématique- <br /> ment le problème du statut d'un discours empruntant à un héritage <br /> les ressources nécessaires à la dé-construction de cet héritage lui- <br /> même. Problème d'économie et de stratègie. <br /> Si nous considérons maintenant à titre d'exemple, les textes de <br /> Claude Lévi-Strauss, ce n'est pas seulement à cause du privilège <br /> qui s'attache aujourd'hui à l'ethnologie parmi les sciences humaines, <br /> ni même parce qu'il s'agit là d'une pensée qui pèse fortement sur <br /> la conjoncture théorique contemporaine. C'est surtout parce qu'un <br /> 414<br /> LA STRUCTURE, LE SIGNE ET LE JEU <br /> certain choix s'est déclaré dans le travail de Lévi-Strauss et qu'une <br /> certaine doctrine s'y est élaborée de manière, précisément, plus <br /> ou moins explicite, quant à cette critique du langage et quant à ce <br /> langage critique dans les sciences humaines. <br /> Pour suivre ce mouvement dans le texte de Lévi-Strauss, choisis- <br /> sons, comme un fil conducteur parmi d'autres, l'opposition nature/ <br /> culture. Malgré tous ses rajeunissements et ses fards, cette oppo- <br /> sition est congénitale à la philosophie. Elle est même plus vieille <br /> que Platon. Elle a au moins l'âge de la sophistique. Depuis l'oppo- <br /> sition physis / nomos, physis / tecbne, elle est relayée" jusqu'à nous <br /> par toute une chaîne historique opposant la « nature » à la loi, à <br /> l'institution, à l'art, à la technique, mais aussi à la liberté, à l'arbi- <br /> traire, à l'histoire, à la société, à l'esprit, etc. Or dès l'ouverture <br /> de sa recherche et dès son premier livre (les Structures élémentaires <br /> de la parenté), Lévi-Strauss a éprouvé à la fois la nécessité d'utiliser <br /> cette opposition et l'impossibilité de lui faire crédit. Dans les <br /> Structures, il part de cet axiome ou de cette définition : appartient <br /> à la nature ce qui est univetsel et spontané, ne dépendant d'aucune <br /> culture particulière et d'aucune norme déterminée. Appartient <br /> en revanche à la culture ce qui dépend d'un système de normes <br /> réglant la société et pouvant donc varier d'une structure sociale <br /> à l'autre. Ces deux définitions sont de type traditionnel. Or, <br /> dès les premières pages des Structures, Lévi-Strauss qui a com- <br /> mencé à accréditer ces concepts, rencontre ce qu'il appelle un scan- <br /> dale, c'est-à-dire quelque chose qui ne tolère plus l'opposition <br /> nature/culture ainsi reçue et semble requérir à la fois les prédicats <br /> de la nature et ceux de la culture. Ce scandale est la prohibition <br /> de l'inceste. La prohibition de l'inceste est universelle; en ce sens <br /> on pourrait la dire naturelle; — mais elle est aussi une prohibi- <br /> tion, un système de normes et d'interdits — et en ce sens on devrait <br /> la dire culturelle. « Posons donc que tout ce qui est universel, <br /> chez l'homme, relève de l'ordre de la nature et se caractérise <br /> par la spontanéité, que tout ce qui est astreint à une norme appar- <br /> tient à la culture et présente les attributs du relatif et du particulier. <br /> Nous nous trouvons alors confrontés avec un fait ou plutôt avec <br /> un ensemble de faits qui n'est pas loin, à la lumière des définitions <br /> précédentes, d'apparaître comme un scandale : car la prohibition <br /> de l'inceste présente sans la moindre équivoque, et indissoluble- <br /> 415<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> ment réunis, les deux caractères où nous avons reconnu les attri- <br /> buts contradictoires dé deux ordres exclusifs : elle constitue une <br /> règle, mais une règle qui, seule entre toutes les règles sociales, <br /> possède en même temps un caractère d'universalité » (p. 9). <br /> Il n'y a évidemment de scandale qu'à l'intérieur d'un système de <br /> concepts accréditant la différence entre nature et culture. En ouvrant <br /> son œuvre sur le factum de la prohibition de l'inceste, Lévi-Strauss <br /> s'installe donc au point où cette différence qui a toujours passé <br /> pour aller de soi, se trouve effacée ou contestée. Car dès lors que <br /> la prohibition de l'inceste ne se laisse plus penser dans l'oppo- <br /> sition nature/ culture, on ne peut plus dire qu'elle soit un fait <br /> scandaleux, un noyau d'opacité à l'intérieur d'un réseau de signi- <br /> fications transparentes; elle n'est pas un scandale qu'on rencontre, <br /> sur lequel on tombe dans le champ des concepts traditionnels; <br /> elle est ce qui échappe à ces concepts et certainement les précède <br /> et probablement comme leur condition de possibilité. On pourrait <br /> peut-être dire que toute la conceptualité philosophique faisant <br /> système avec l'opposition nature / culture est faite pour laisser <br /> dans l'impensé ce qui la rend possible, à savoir l'origine de la <br /> prohibition de l'inceste. <br /> Cet exemple est trop rapidement évoqué, ce n'est qu'un exemple <br /> parmi tant d'autres, mais il fait déjà apparaître que le langage <br /> porte en soi la nécessité de sa propre critique. Or cette critique <br /> peut s'opérer selon deux voies, et deux « manières ». Au moment <br /> où se fait sentir la limite de l'opposition nature/ culture, on peut <br /> vouloir questionner systématiquement et rigoureusement l'his- <br /> toire de ces concepts. C'est un premier geste. Un tel questionne- <br /> ment systématique et historique ne serait ni un geste philologique <br /> ni un geste philosophique au sens classique de ces mots. S'inquiéter <br /> des concepts fondateurs de toute l'histoire de la philosophie, les <br /> dé-constituer, ce n'est pas faire œuvre de philologue ou d'histo- <br /> rien classique de la philosophie. C'est sans doute, malgré l'appa- <br /> rence, la manière la plus audacieuse d'esquisser un pas hors de <br /> la philosophie. La sortie « hors de la philosophie » est beaucoup <br /> plus difficile à penser que ne l'imaginent généralement ceux qui <br /> croient l'avoir opérée depuis longtemps avec une aisance cava- <br /> lière, et qui en général sont enfoncés dans la métaphysique par <br /> tout le corps du discours qu'ils prétendent en avoir dégagé. <br /> 416<br /> LA STRUCTURE, LE SIGNE ET LE JEU <br /> L'autre choix — et je crois qu'il correspond davantage à la <br /> manière de Lévi-Strauss — consisterait, pour éviter ce que le <br /> premier geste pourrait avoir de stérilisant, dans l'ordre de la décou- <br /> verte empirique, à conserver, en en dénonçant ici ou là les limites, <br /> tous ces vieux concepts : comme des outils qui peuvent encore <br /> servir. On ne leur prête plus aucune valeur de vérité, ni aucune <br /> signification rigoureuse, on serait prêt à les abandonner à l'occa- <br /> sion si d'autres instruments paraissaient plus commodes. En <br /> attendant, on en exploite l'efficacité relative et on les utilise pour <br /> détruire l'ancienne machine à laquelle ils appartiennent et dont <br /> ils sont eux-mêmes des pièces. C'est ainsi que se critique le langage <br /> des sciences humaines. Lévi-Strauss pense ainsi pouvoir séparer <br /> la méthode de la vérité, les instruments de la méthode et les signi- <br /> fications objectives par elle visées. On pourrait presque dire que <br /> c'est la première affirmation de Lévi-Strauss; ce sont en tout cas <br /> les premiers mots des Structures : « On commence à comprendre <br /> que la distinction entre état de nature et état de société (nous <br /> dirions plus volontiers aujourd'hui : état de nature et état de <br /> culture), à défaut de signification historique acceptable, présente <br /> une valeur qui justifie pleinement son utilisation, par la sociologie <br /> moderne, comme un instrument de méthode. » <br /> Lévi-Strauss sera toujours fidèle à cette double intention : <br /> conserver comme instrument ce dont il critique la valeur de <br /> vérité. <br /> D'une part il continuera, en effet, à contester la valeur de l'oppo- <br /> sition nature/ culture. Plus de treize ans après les Structures, la <br /> Pensée sauvage fait fidèlement écho au texte que je viens de lire : <br /> «L'opposition entre nature et culture, sur laquelle nous avons jadis <br /> insisté, nous semble aujourd'hui offrir une valeur surtout méthodo- <br /> logique. » Et cette valeur méthodologique n'est pas affectée par <br /> la non-valeur « ontologique », pourrait-on dire si on ne se méfiait <br /> pas ici de cette notion: « Ce ne serait pas assez d'avoir résorbé <br /> des humanités particulières dans une humanité générale; cette <br /> première entreprise en amorce d'autres... qui incombent aux <br /> sciences exactes et naturelles : réintégrer la culture dans la nature, <br /> et finalement, la vie dans l'ensemble de ses conditions physico- <br /> chimiques » (p. 327). <br /> D'autre part, toujours dans la Pensée sauvage, il présente sous le <br /> 417<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> nom de bricolage ce qu'on pourrait appeler le discours de cette <br /> méthode. Le bricoleur, dit Lévi-Strauss, est celui qui utilise « les <br /> moyens du bord », c'est-à-dire les instruments qu'il trouve à sa <br /> disposition autour de lui, qui sont déjà là, qui n'étaient pas <br /> spécialement conçus en vue de l'opération à laquelle on les fait <br /> servir et à laquelle on essaie par tâtonnements de les adapter, <br /> n'hésitant pas à en changer chaque fois que cela paraît nécessaire, <br /> â en essayer plusieurs à la fois, même si leur origine et leur forme <br /> sont hétérogènes, etc. Il y a donc une critique du langage dans la <br /> forme du bricolage et on a même pu dire que le bricolage était le <br /> langage critique lui-même, singulièrement celui de la critique <br /> littéraire : je pense ici au texte de G. Genette, Structuralisme <br /> et Critique littéraire, publié en hommage à Lévi-Strauss dans <br /> l'Arc, et où il est dit que l'analyse du bricolage pouvait « être <br /> appliquée presque mot pour mot » à la critique et plus spéciale- <br /> ment à « la critique littéraire ». (Repris dans Figures, éd. du Seuil, <br /> p. 145.) <br /> Si l'on appelle bricolage la nécessité d'emprunter ses concepts <br /> au texte d'un héritage plus ou moins cohérent ou ruiné, on doit <br /> dire que tout discours est bricoleur. L'ingénieur, que Lévi-Strauss <br /> oppose au bricoleur, devrait, lui, construire la totalité de son lan- <br /> gage, syntaxe et lexique. En ce sens l'ingénieur est un mythe : un <br /> sujet qui serait l'origine absolue de son propre discours et le cons- <br /> truirait « de toutes pièces » serait le créateur du verbe, le verbe lui- <br /> même. L'idée de l'ingénieur qui aurait rompu avec tout bricolage <br /> est donc une idée théologique; et comme Lévi-Strauss nous dit <br /> ailleurs que le bricolage est mythopoétique, il y a tout à parier <br /> que l'ingénieur est un mythe produit par le bricoleur. Dès lors <br /> qu'on cesse de croire à un tel ingénieur et à un discours rompant <br /> avec la réception historique, dès lors qu'on admet que tout dis- <br /> cours fini est astreint à un certain bricolage, que l'ingénieur ou le <br /> savant sont aussi des espèces de bricoleurs, alors l'idée même de <br /> bricolage est menacée, la différence dans laquelle elle prenait sens <br /> se décompose. <br /> Cela fait apparaître le deuxième fil qui devrait nous guider dans <br /> ce qui se trame ici. <br /> L'activité du bricolage, Lévi-Strauss la décrit non seulement <br /> comme activité intellectuelle mais comme activité mythopoétique. <br /> 418<br /> LA STRUCTURE, LE SIGNE ET LE JEU <br /> On lit dans la Pensée sauvage (p. 26) : « Comme le bricolage sur le <br /> plan technique, la réflexion mythique peut atteindre, sur le plan <br /> intellectuel, des résultats brillants et imprévus. Réciproquement, <br /> on a souvent noté le caractère mythopoétique du bricolage. » <br /> Or le remarquable effort de Lévi-Strauss n'est pas seulement <br /> de proposer, notamment dans la plus actuelle de ses recherches, <br /> une science structurale des mythes et de l'activité mythologique. <br /> Son effort apparaît aussi, et je dirais presque d'abord, dans le <br /> statut qu'il accorde alors à son propre discours sur les mythes, à <br /> ce qu'il appelle ses « mythologiques ». C'est le moment où son <br /> discours sur le mythe se réfléchit et se critique lui-même. Et ce <br /> moment, cette période critique intéresse évidemment tous les <br /> langages se partageant le champ des sciences humaines. Que dit <br /> Lévi-Strauss de ses « mythologiques »? C'est ici qu'on retrouve <br /> la vertu mythopoétique du bricolage. En effet, ce qui paraît le <br /> plus séduisant dans cette recherche critique d'un nouveau statut <br /> du discours, c'est l'abandon déclaré de toute référence à un centre, <br /> à un sujet, à une référence privilégiée, à une origine ou à une archie <br /> absolue. On pourrait suivre le thème de ce décentrement à travers <br /> toute l'Ouverture de son dernier livre sur le Cru et le Cuit. J'y prends <br /> seulement quelques repères. <br /> 1. Tout d'abord, Lévi-Strauss reconnaît que le mythe bororo, <br /> qu'il utilise ici comme « mythe de référence », ne mérite pas ce <br /> nom et ce traitement, c'est là une appellation spécieuse et une <br /> pratique abusive. Ce mythe, pas plus qu'un autre, ne mérite son <br /> privilège référentiel : « En fait, le mythe bororo, qui sera désor- <br /> mais désigné par le nom de mythe de référence, n'est rien d'autre, <br /> comme nous essaierons de le montrer, qu'une transformation <br /> plus ou moins poussée d'autres mythes provenant, soit de la <br /> même société, soit de sociétés proches ou éloignées. Il eût donc <br /> été légitime de choisir pour point de départ n'importe quel <br /> représentant du groupe. L'intérêt du mythe de référence ne tient <br /> pas, de ce point de vue, à son caractère typique, mais plutôt à sa. <br /> position irrégulière au sein d'un groupe » (p. 10). <br /> 2. Il n'y a pas d'unité ou de source absolue du mythe. Le foyer <br /> ou la source sont toujours des ombres ou des virtualités insaisis- <br /> sables, inactualisables et d'abord inexistantes. Tout commence par <br /> la structure, la configuration ou la relation. Le discours sur cette
J
388<br /> L'ÉCONOMIE GÉNÉRALE <br /> Dès lors que la souveraineté voudrait se subordonner quel- <br /> qu'un ou quelque chose, on sait qu'elle se laisserait reprendre <br /> par la dialectique, se subordonnerait à l'esclave, à la chose et au <br /> travail. Elle échouerait de se vouloir victorieuse et de prétendre <br /> garder l'avantage. La maîtrise devient souveraine au contraire <br /> lorsqu'elle cesse de redouter l'échec et se perd comme la victime <br /> absolue de son sacrifice 1. Le maître et le souverain échouent <br /> donc également 2, et tous les deux réussissent leur échec, l'un <br /> en lui donnant sens par l'asservissement à la médiation de l'esclave, <br /> — ce qui est aussi échouer de manquer l'échec — et l'autre en <br /> échouant absolument, ce qui est à la fois perdre le sens même <br /> de l'échec en gagnant la non-servilité. Cette différence presque <br /> imperceptible, qui n'est même pas la symétrie d'un envers et <br /> d'un endroit, devrait régler tous les « glissements » de l'écriture <br /> souveraine. Elle doit entamer l'identitê de la souveraineté dont il <br /> est toujours question. Car la souveraineté n'a pas d'identité, n'est <br /> pas soi, pour-soi, à soi, auprès de soi. Pour ne pas commander, <br /> c'est-à-dire pour ne pas s'asservir, elle ne doit rien se subordonner <br /> (complément direct), c'est-à-dire ne se subordonner à rien ni <br /> personne (médiation servile du complément indirect) : elle doit <br /> se dépenser sans réserve, se perdre, perdre connaissance, perdre <br /> la mémoire de soi, l'intériorité à soi; contre l'Erinnerung, contre <br /> l'avarice qui s'assimile le sens, elle doit pratiquer l'oubli, l' aktive <br /> Vergesslichkeit dont parle Nietzsche et, ultime subversion de la <br /> maîtrise, ne plus chercher à se faire reconnaître. <br /> Le renoncement à la reconnaissance prescrit et interdit à la fois <br /> l'écriture. Il discerne plutôt deux écritures. Il interdit celle qui <br /> projette la trace, par laquelle, écriture de maîtrise, la volonté veut <br /> se garder dans la trace, s'y faire reconnaître, et reconstituer sa <br /> présence. Écriture servile aussi bien, que Bataille, donc, méprisait. <br /> 1. Cf. par exemple l'Expérience intérieure (p. 196)... « le sacrificateur... succombe <br /> et se perd avec sa victime », etc. <br /> 2. « La souveraineté, d'autre part, est l'objet qui se dérobe toujours, que personne <br /> n'a saisi, que personne ne saisira... Dans la 'Phénoménologie de l'Esprit, Hegel, poursui- <br /> vant cette dialectique du maître (du seigneur, du souverain) et de l'esclave (de l'homme <br /> asservi au travail), qui est à l'origine de la théorie communiste de la lutte des classes, <br /> mène l'esclave au triomphe, mais son apparente souveraineté n'est alors que la <br /> volonté autonome de la servitude; la souveraineté n'a pour elle que le royaume de <br /> l'échec » {Genet, in la Littérature et le Mal). <br /> 389<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> Mais cette servilité méprisée de l'écriture n'est pas celle que <br /> condamne la tradition depuis Platon. Celui-ci vise l'écriture servile <br /> comme technè irresponsable parce que la présence de celui qui <br /> tient le discours y a disparu. Bataille vise au contraire le projet <br /> servile de conserver la vie — le fantôme de la vie — dans la <br /> présence. Dans les deux cas, il est vrai, une certaine mort est <br /> redoutée et il faudrait méditer cette complicité. Le problème <br /> est d'autant plus difficile que la souveraineté assigne simultané- <br /> ment une autre écriture : celle qui produit la trace comme trace. <br /> Celle-ci n'est une trace que si en elle la présence est irrémédiable- <br /> ment dérobée, dès sa première promesse, et si elle se constitue <br /> comme la possibilité d'un effacement absolu. Une trace ineffa- <br /> çable n'est pas une trace. Il faudrait donc reconstruire le système <br /> des propositions de Bataille sur l'écriture, sur ces deux rapports <br /> — appelons-les mineur et majeur — à la trace. <br /> 1. Dans tout un groupe de textes, le renoncement souverain <br /> à la reconnaissance enjoint l'effacement de l'écrit. Par exemple <br /> de l'écriture poétique comme écriture mineure : <br /> « Ce sacrifice de la raison est en apparence imaginaire, il n'a ni <br /> suite sanglante, ni rien d'analogue. Il diffère néanmoins de la <br /> poésie en ce qu'il est total, ne réserve pas de jouissance, sinon par <br /> glissement arbitraire, qu'on ne peut maintenir, ou par rire aban- <br /> donné. S'il laisse une survie de hasard, c'est oubliée d'elle-même, <br /> comme après la moisson la fleur des champs. Ce sacrifice étrange <br /> supposant un dernier état de mégalomanie — nous nous sentons <br /> devenir Dieu — a toutefois des conséquences ordinaires dans un <br /> cas : que la jouissance soit dérobée par glissement et que la mégalo- <br /> manie ne soit pas consumée tout entière, nous restons condamnés <br /> à nous faire « reconnaître », à vouloir être un Dieu pour la foule; <br /> condition favorable à la folie, mais à rien d'autre... Si Ton va <br /> jusqu'à la fin, il faut s'effacer, subir la solitude, en souffrir dure- <br /> ment, renoncer d'être reconnu : être là-dessus comme absent, <br /> insensé, subir sans volonté et sans espoir, être ailleurs. La pensée <br /> (à cause de ce qu'elle a au fond d'elle), il faut l'enterrer vive. <br /> Je la publie la sachant d'avance méconnue, devant l'être... Je <br /> ne puis, elle ne peut avec moi, que sombrer à ce point dans le non- <br /> sens. La pensée ruine et sa destruction est incommunicable à la <br /> foule, elle s'adresse aux moins faibles » (Post-Scriptum au supplice). <br /> 390<br /> L'ÉCONOMIE GÉNÉRALE <br /> ou encore : <br /> « L'opération souveraine engage ces développements : ils sont <br /> les résidus d'une trace laissée dans la mémoire et de la subsistance <br /> des fonctions, mais en tant qu'elle a lieu, elle est indifférente et <br /> se moque de ces résidus » (Méthode de méditation). <br /> ou encore : <br /> « La survie de la chose écrite est celle de la momie » (le Coupable). <br /> 2. Mais il est une écriture souveraine qui doit au contraire <br /> interrompre la complicité servile de la parole et du sens. <br /> « J'écris pour annuler en moi-même un jeu d'opérations subor- <br /> données » (Méthode de méditation). <br /> La mise en jeu, celle qui excède la maîtrise, est donc l'espace de <br /> l'écriture; elle se joue entre l'écriture mineure et l'écriture majeure, <br /> toutes deux ignorées du maître, celle-ci plus que celle-là, ce jeu-ci <br /> plutôt que celui-là (« Pour le maître le jeu n'était rien, ni mineur <br /> ni majeur ». Conférences sur le Non-Savoir). <br /> Pourquoi le seul espace de l'écriture ? <br /> La souveraineté est absolue lorsqu'elle s'absout de tout rapport <br /> et se tient dans la nuit du secret. Le continuum de la communi- <br /> cation souveraine a pour élément cette nuit de la différence secrète. <br /> On n'y entendrait rien à croire qu'il y a quelque contradiction <br /> entre ces deux requisits. On n'y entendrait à vrai dire que ce qui <br /> s'entend dans la logique de la maîtrise philosophique : pour laquelle <br /> au contraire, il faut concilier le désir de reconnaissance, la rupture <br /> du secret, le discours, la collaboration etc., avec la discontinuité, <br /> l'articulation, la négativité. L'opposition du continu et du dis- <br /> continu est constamment déplacée de Hegel à Bataille. <br /> Mais ce déplacement est impuissant à transformer le noyau des <br /> prédicats. Tous les attributs attachés à la souveraineté sont em- <br /> pruntés à la logique (hegelienne) de la maîtrise. Nous ne pouvons, <br /> Bataille ne pouvait ni ne devait disposer d'aucun autre concept <br /> ni même d'aucun autre signe, d'aucune autre unité du mot et du <br /> sens. Déjà le signe « souveraineté », dans son opposition à la servi- <br /> lité, est issu du même fonds que celui de maîtrise. Pris hors de <br /> son fonctionnement, rien ne l'en distingue. On pourrait même <br /> abstraire, dans le texte de Bataille, toute une zone par laquelle la <br /> 391<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> souveraineté reste prise dans une philosophie classique du sujet <br /> et surtout dans ce volontarisme 1 dont Heidegger a montré qu'il se <br /> confondait encore, chez Hegel et chez Nietzsche, avec l'essence <br /> de la métaphysique. <br /> Ne pouvant ni ne devant s'inscrire dans le noyau du concept <br /> lui-même (car ce qui est ici découvert, c'est qu'il n'y a pas de <br /> noyau de sens, d'atome conceptuel, mais que le concept se <br /> produit dans le tissu des différences), l'espace qui sépare la logique <br /> de maîtrise et, si l'on veut, la non-logique de souveraineté devra <br /> s'inscrire dans l'enchaînement ou le fonctionnement d'une écriture. <br /> Cette écriture — majeure — s'appellera écriture parce qu'elle <br /> excède le logos (du sens, de la maîtrise, de la présence etc.). Dans <br /> cette écriture — celle que recherchait Bataille — les mêmes concepts, <br /> apparemment inchangés en eux-mêmes, subiront une mutation de <br /> sens, ou plutôt seront affectés, quoique apparemment impassibles, <br /> par la perte de sens vers laquelle ils glissent et s'abîment démesu- <br /> rément. S'aveugler ici à cette précipitation rigoureuse, à ce sacri- <br /> fice impitoyable des concepts philosophiques, continuer à lire le <br /> texte de Bataille, à l'interroger, à le juger à l'intérieur du « discours <br /> significatif » c'est peut-être y entendre quelque chose, c'est assuré- <br /> ment ne pas le lire. Ce qu'on peut toujours faire — et y a-t-on <br /> manqué? — avec beaucoup d'agilité, de ressources,parfois, et de <br /> sécurités philosophiques. Ne pas lire, c'est ici ignorer la nécessité <br /> formelle du texte de Bataille, de sa fragmentation propre, de son <br /> rapport aux récits dont l'aventure ne se juxtapose pas simplement à <br /> 1. Prises hors de leur syntaxe générale, de leur écriture, certaines propositions <br /> manifestent en effet le volontarisme, toute une philosophie de l'activité opérante <br /> d'un sujet.. La souveraineté est opération pratique (cf. par exemple les Conférences sur <br /> le Non-Savoir, p. 14). Mais ce serait ne pas lire le texte de Bataille que de ne pas tisser <br /> ces propositions dans la trame générale qui les défait en les enchaînant ou en les <br /> inscrivant en soi. Ainsi, une page plus loin : « Et il ne suffit même pas de dire : du <br /> moment souverain on ne peut parler sans l'altérer, sans l'altérer en tant que vraiment <br /> souverain. Même autant que d'en parler, il est contradictoire de chercher ces mouve- <br /> ments. Dans le moment où nous cherchons quelque chose, quoi que ce soit, nous ne <br /> vivons pas souverainement, nous subordonnons le moment présent à un moment <br /> futur, qui le suivra. Nous atteindrons peut-être le moment souverain à la suite de <br /> notre effort et il est possible tu effet qu'un effort soit nécessaire, mais entre le temps <br /> de l'effort et le temps souverain, il y a obligatoirement une coupure et l'on pourrait <br /> même dire un abîme. » <br /> 392<br /> L'ÉCONOMIE GÉNÉRALE <br /> des aphorismes ou à un discours « philosophiques » effaçant leurs <br /> signifiants devant leur contenu signifié. A la différence de la logique, <br /> telle qu'elle est comprise dans son concept classique, à la différence <br /> même du Livre hegelien dont Kojève avait fait son thème, l'écri- <br /> ture de Bataille ne tolère pas en son instance majeure la distinction <br /> de la forme et du contenu 1. En quoi elle est écriture; et requise <br /> par la souveraineté. <br /> Cette écriture — et c'est, sans souci d'enseignement, l'exemple <br /> qu'elle nous donne, ce en quoi nous sommes ici, aujourd'hui, <br /> intéressés — se plie à enchaîner les concepts classiques en ce <br /> qu'ils ont d'inévitable (« Je n'ai pu éviter, d'exprimer ma pensée <br /> sur un mode philosophique. Mais je ne m'adresse pas aux philo- <br /> sophes. » Méthode...), de telle sorte qu'ils obéissent en apparence, <br /> par un certain tour, à leur loi habituelle, mais en se rapportant <br /> en un certain point au moment de la souveraineté, à la perte absolue <br /> de leur sens, à la dépense sans réserve, à ce qu'on ne peut même <br /> plus appeler négativité ou perte du sens que sur leur face philo- <br /> sophique; à un non-sens, donc, qui est au-delà du sens absolu, <br /> au-delà de la clôture ou de l'horizon du savoir absolu. Emportés <br /> dans ce glissement calculé 2, les concepts deviennent des non- <br /> concepts, ils sont impensables, ils deviennent intenables (« J'intro- <br /> duis des concepts intenables. » le Petit). Le philosophe s'aveugle <br /> au texte de Bataille parce qu'il n'est philosophe que par ce désir <br /> indestructible de tenir, de maintenir contre le glissement la certitude <br /> de soi et la sécurité du concept. Pour lui, le texte de Bataille est <br /> piégé : au sens premier du mot, un scandale. <br /> La transgression du sens n'est pas l'accès à l'identité immédiate <br /> et indéterminée d'un non-sens, ni à la possibilité de maintenir le <br /> non-sens. Il faudrait plutôt parler d'une épochè de l'époque du sens, <br /> d'une mise entre parenthèses — écrite — suspendant l'époque du <br /> sens : le contraire d'une épochè phénoménologique; celle-ci se <br /> conduit au nom et en vue du sens. C'est une réduction nous repliant <br /> vers le sens. La transgression souveraine est une réduction de <br /> cette réduction : non pas réduction au sens, mais réduction du <br /> 1. L'étude de Sartre déjà citée articule sa première et sa deuxième parties sur la <br /> charnière de cette proposition: « Mais la forme n'est pas tout : voyons le contenu. » <br /> 2. « Emploi dérapant, mais éveillé des mots », dit Sollers (De grandes irrégularités <br /> de langage), in Critique, 195-196. <br /> 393<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> sens. En même temps que la Phénoménologie de l'esprit, cette trans- <br /> gression excède la phénoménologie en général, dans ses développe- <br /> ments les plus modernes. (Cf. l'Expérience intérieure, p. 19). <br /> Cette nouvelle écriture dépendra-t-elle de l'instance souveraine? <br /> Obéira-t-elle à ses impératifs ? Se subordonnera-t-elle à ce qui (on <br /> dirait par essence si la souveraineté avait une essence) ne se subor- <br /> donne rien? Nullement et c'est le paradoxe unique du rapport <br /> entre le discours et la souveraineté. Rapporter l'écriture majeure à <br /> l'opération souveraine, c'est instituer un rapport dans la forme <br /> du non-rapport, inscrire la rupture dans le texte, mettre la chaîne <br /> du savoir discursif en rapport avec un non-savoir qui n'en soit <br /> pas un moment, avec un non-savoir absolu sur le sans-fond duquel <br /> s'enlèvent la chance ou le pari du sens, de l'histoire et des horizons <br /> de savoir absolu. L'inscription d'un tel rapport sera « scientifique » <br /> mais le mot de science subit alors une altération radicale, tremble, <br /> sans rien perdre de ses normes propres, par la seule mise en rapport <br /> avec un non-savoir absolu. On ne pourra l'appeler science que <br /> dans la clôture transgressée, mais on devra alors le faire en répon- <br /> dant à toutes les exigences de cette dénomination. Le non-savoir <br /> excédant la science elle-même, le non-savoir qui saura où et <br /> comment excéder la science elle-même ne sera pas scientifiquement <br /> qualifiable (« Qui saura jamais ce qu'est ne rien savoir? » le <br /> Petit). Ce ne sera pas un non-savoir déterminé, circonscrit par <br /> l'histoire du savoir comme une figure (donnant) prise à la <br /> dialectique, mais l'excès absolu de toute épistémè, de toute <br /> philosophie et de toute science. Seule une double posture peut <br /> penser ce rapport unique : elle n'est ni de « scientisme » ni de <br /> « mysticisme »1. <br /> Réduction affirmative du sens plutôt que position de non-sens, <br /> la souveraineté n'est donc pas le principe ou le fondement de cette <br /> inscription. Non-principe et non-fondement, elle se dérobe défini- <br /> tivement à l'attente d'une archie rassurante, d'une condition de <br /> possibilité ou d'un transcendantal du discours. Il n'y a plus ici <br /> de préliminaires philosophiques. La Méthode de méditation nous <br /> 1. L'un des thèmes essentiels de l'étude de Sartre (Un nouveau mystique) est aussi <br /> l'accusation de scientisme, conjuguée avec celle de mysticisme (« C'est aussi le <br /> scientisme qui va fausser toute la pensée de M. Bataille »). <br /> 394<br /> L'ÉCONOMIE GÉNÉRALE <br /> apprend (p. 73) que l'itinéraire discipliné de l'écriture doit nous <br /> conduire rigoureusement au point où il n'y a plus de méthode ni <br /> de méditation, où l'opération souveraine rompt avec elles parce <br /> qu'elle ne se laisse conditionner par rien de ce qui la précède ou <br /> même la prépare. De même qu'elle ne cherche ni à s'appliquer, ni <br /> à se propager, ni à durer, ni à s'enseigner (et c'est aussi pourquoi, <br /> selon le mot de Blanchot, son autorité s'expie), de même qu'elle ne <br /> cherche pas la reconnaissance, de même elle n'a aucun mouvement <br /> de reconnaissance pour le labeur discursif et préalable dont elle <br /> ne saurait pourtant se passer. La souveraineté doit être ingrate. <br /> « Ma souveraineté (...) ne me sait nul gré de mon travail » (Mé- <br /> thode...) Le souci consciencieux des préliminaires est précisément <br /> philosophique et hegelien. <br /> « La critique qu'adressait Hegel à Schelling (dans la préface <br /> de la Phénoménologie) n'en est pas moins décisive. Les travaux <br /> préliminaires de l'opération ne sont pas à la portée d'une intelli- <br /> gence non préparée (comme Hegel dit : de même il serait insensé, <br /> si l'on n'est cordonnier, de faire une chaussure). Ces travaux par <br /> le mode d'application qui leur appartient, inhibent néanmoins <br /> l'opération souveraine (l'être allant le plus loin qu'il peut). Préci- <br /> sément le caractère souverain exige le refus de soumettre l'opé- <br /> ration à la condition des préliminaires. L'opération n'a lieu que <br /> si l'urgence en apparaît : si elle apparaît, il n'est plus temps de pro- <br /> céder à des travaux dont l'essence est d'être subordonnés à des <br /> fins extérieures à soi, de n'être pas eux-mêmes des fins » (Méthode <br /> de méditation). <br /> Or si l'on songe que Hegel est sans doute le premier à avoir <br /> démontré l'unité ontologique de la méthode et de l'historicité, il <br /> faut bien en conclure que l'excédé de la souveraineté, ce n'est pas <br /> seulement le « sujet » {Méthode, p. 75), mais l'histoire elle-même. <br /> Non qu'on en revienne, de façon classique et pré-hegelienne, à <br /> un sens anhistorique qui constituerait une figure de la Phénomé- <br /> nologie de l'esprit. La souveraineté transgresse le tout de l'histoire <br /> du sens et du sens de l'histoire, du projet de savoir qui les a tou- <br /> jours obscurément soudés. Le non-savoir est alors outre-historique 1 <br /> 1. Le non-savoir n'est historique, comme le note Sartre (« ...Le non-savoir est <br /> essentiellement historique, puisqu'on ne peut le désigner que comme une certaine <br /> expérience qu'un certain homme a faite à une certaine date. ») que sur la face dis- <br /> cursive, économique, subordonnée qui se montre et se laisse précisément désigner <br /> 395<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> mais seulement pour avoir pris acte de l'achèvement de l'histoire <br /> et de la clôture du savoir absolu, pour les avoir pris au sérieux <br /> puis trahis en les excédant ou en les simulant dans le jeu 1. Dans <br /> cette simulation, je conserve ou anticipe le tout du savoir, je ne <br /> me limite ni à un savoir ni à un non-savoir déterminés, abstraits, <br /> mais je m'absous du savoir absolu, le remettant à sa place comme <br /> tel, le situant et l'inscrivant dans un espace qu'il ne domine plus. <br /> L'écriture de Bataille rapporte donc tous les sémantèmes, c'est-à- <br /> dire tous les philosophèmes, à l'opération souveraine, à la consu- <br /> mation sans retour de la totalité du sens. Elle puise, pour l'épuiser, <br /> à la ressource du sens. Avec une minutieuse audace, elle recon- <br /> naîtra la règle constituante de ce qu'elle doit efficacement, écono- <br /> miquement, déconstituer. <br /> Procédant ainsi selon les voies de ce que Bataille appelle <br /> l'économie générale, <br /> L'écriture et l'économie générales. <br /> A l'économie générale, l'écriture de souveraineté se conforme <br /> au moins par deux traits : 1. c'est une science, 2. elle rapporte ses <br /> objets à la destruction sans réserve du sens. <br /> Méthode de méditation annonce ainsi la Part maudite : <br /> « La science rapportant les objets de pensée aux moments souve- <br /> rains n'est en fait qu'une économie générale, envisageant le sens de <br /> ces objets les uns par rapport aux autres, finalement par rapport <br /> à la perte de sens. La question de cette économie générale se situe <br /> sur le plan de l'économie politique, mais la science désignée sous ce <br /> nom n'est qu'une économie restreinte (a.ux valeurs marchandes). Il <br /> s'agit du problème essentiel à la scieace traitant de l'usage des <br /> richesses. L'économie générale met en évidence en premier lieu que <br /> des excédents d'énergie se produisent qui, par définition, ne peuvent <br /> dans la clôture rassurante du savoir. Le « récit édifiant » — c'est ainsi que Sartre qua- <br /> lifie aussitôt après l'expérience interieure — est au contraire du côté du savoir, de <br /> l'histoire et du sens. <br /> 1. Sur l'opération qui consiste à mimer le savoir absolu, au terme de laquelle « le <br /> non-savoir atteint, le savoir absolu n'est plus qu'une connaissance entre autres », <br /> cf. dans l'Expérience intérieure, p. 75 sq et surtout, p. 138 sq, les développements impor- <br /> tants consacrés au modèle cartésien (« un sol ferme où tout repose ») et au modèle <br /> hegelien (« la circularité ») du savoir. <br /> 396<br /> L'ÉCONOMIE GÉNÉRALE <br /> être utilisés. L'énergie excédante ne peut être que perdue sans le <br /> moindre but, en conséquence sans aucun sens. C'est cette perte <br /> inutile, insensée, qu'est la souveraineté 1. » <br /> En tant qu'écriture scientifique, l'économie générale n'est <br /> certes pas la souveraineté elle-même. Il n'y a d'ailleurs pas de <br /> souveraineté elle-même. La souveraineté dissout les valeurs de <br /> sens, de vérité, de saisie-de-la-chose-même. C'est pourquoi le discours <br /> qu'elle ouvre ou qui s'y rapporte n'est surtout pas vrai, vérace ou <br /> « sincère 2 ». La souveraineté est l'impossible, elle n'est donc pas, <br /> elle est, Bataille écrit le mot en italique, «. cette perte ». L'écriture <br /> de souveraineté met le discours en rapport avec le non-discours <br /> absolu. Comme l'économie générale, elle n'est pas la perte de sens, <br /> mais, nous venons de le lire, « rapport à la perte de sens ». Elle <br /> ouvre la question du sens. Elle ne décrit pas le non-savoir, ce <br /> qui est l'impossible, mais seulement les effets du non-savoir. <br /> «... Du non-savoir lui-même, il y aurait en somme impossibilité <br /> de parler, tandis que nous pouvons parler de ses effets ... » <br /> 1. On commettrait une erreur grossière à interpréter ces propositions dans un sens <br /> « réactionnaire ». La consommation de l'énergie excédante par une classe déterminée <br /> n'est pas la consumation destructrice du sens; elle est la réappropriation signifiante <br /> d'une plus-value dans l'espace de l'économie restreinte. La souveraineté est de ce <br /> point de vue absolument révolutionnaire. Mais elle l'est aussi au regard d'une révo- <br /> lution qui réorganiserait seulement le monde du travail et redistribuerait les valeurs <br /> dans l'espace du sens, c'est-à-dire encore de l'économie restreinte. La nécessité de <br /> ce dernier mouvement — qui n'a été que faiblement aperçue, ici ou là, par Bataille <br /> (par exemple dans la Part maudite, lorsqu'il évoque le « radicalisme de Marx » et le « sens <br /> révolutionnaire que Marx a souverainement formulé ») et le plus souvent brouillée par <br /> des approximations conjoncturelles (par exemple dans la cinquième partie de la Part <br /> maudite) — est rigoureuse mais comme une phase dans la stratégie de l'économie générale. <br /> 2. L'écriture de souveraineté n'est ni vraie ni fausse, ni vérace ni insincère. Elle <br /> est purement fictive, en un sens de ce mot que manquent les oppositions classiques <br /> du vr?i et du faux, de l'essence et de l'apparence. Elle se soustrait à toute question <br /> théorique ou éthique. Elle s'y offre simultanément sur la face mineure à laquelle, <br /> Bataille le dit, elle s'unit dans le travail, le discours, le sens. (« Ce qui m'oblige d'écrire, <br /> j'imagine, est la crainte de devenir fou » Sur Nietzsche ). Sur cette face on peut se <br /> dcmandEr, le plus facilement et le plus légitimement du monde, si Bataille est « sin- <br /> cère ». Ce que fait Sartre : « Voilà donc cette invitation à nous perdre, sans calcul, <br /> sans contre-partie, sans salut. Est-elle sincère? » Plus loin : « Car enfin M. Bataille. <br /> écrit, il occupe un poste à la Bibliothèque Nationale, il lit, il fait l'amour, .il mange. » <br /> 3. Conßrences sur te Non-Savoir. Les objets de la science sont alors des « effets » du <br /> non-savoir. Des effets de non-sens. Ainsi Dieu, par exemple, en tant qu'objet de la <br /> théologie. « Dieu est aussi un effet du non-savoir » (ibid.). <br /> 397<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> On ne rejoint pas pour autant l'ordre habituel de la science <br /> connaissante. L'écriture de souveraineté n'est ni la souveraineté en son <br /> opération ni le discours scientifique courant. Celui-ci a pour sens (pour <br /> contenu discursif et pour direction) le rapport orienté de l'inconnu <br /> au connu ou au connaissable, au toujours déjà connu ou à la <br /> connaissance anticipée. Bien que l'écriture générale ait aussi un <br /> sens, n'étant que rapport au non-sens, cet ordre s'y est inversé. Le <br /> rapport à la possibilité absolue.de la connaissance y est suspendu. <br /> Le connu est rapporté à l'inconnu, le sens au non-sens. « Cette <br /> connaissance qu'on pourrait dire libérée (mais que j'aime mieux <br /> appeler neutre) est l'usage d'une fonction détachée (libérée) de <br /> la servitude dont elle découle : la fonction rapportait l'inconnu au <br /> connu (au solide), tandis qu'à dater du moment où elle se détache, <br /> elle rapporte le connu à l'inconnu » (Méthode...). Mouvement <br /> seulement esquissé, nous l'avons vu, dans 1'« image poétique ». <br /> Non que la phénoménologie de l'esprit soit ainsi renversée, qui <br /> procédait dans l'horizon du savoir absolu ou selon la circularité <br /> du Logos. Au lieu d'être simplement renversée, elle est comprise : <br /> non pas comprise par la compréhension connaissante mais inscrite, <br /> avec ses horizons de savoir et ses figures de sens, dans l'ouverture <br /> de l'économie générale. Celle-ci les plie à se rapporter non pas au <br /> fondement mais au sans-fond de la dépense, non pas au teks du <br /> sens mais à la destruction indéfinie de la valeur. L'athéologie de <br /> Bataille est aussi une a-téléologie et une aneschatologie. Même <br /> dans son discours, qu'il faut déjà distinguer de l'affirmation <br /> souveraine, cette athéologie ne procède pourtant pas selon les <br /> voies de la théologie négative; voies qui ne pouvaient manquer <br /> de fasciner Bataille mais qui réservaient peut-être encore, au-delà <br /> de tous les prédicats refusés, et même « au-delà de l'être », une <br /> « super-essentialité »1; au-delà des catégories de l'étant, un étant <br /> 1. Cf. par exemple Maître Eckhart. Le mouvement négatif du discours sur Dieu <br /> n'est qu'une phase de l'onto-théologie positive. « Dieu est sans nom... Si je dis Dieu <br /> est un être, ce n'est pas vrai; il est un être au-dessus de l'être et une négation superes- <br /> sentielle » (Renovamini spiritu mentis vestrae). Ce n'était qu'un tour ou un détour de <br /> langage pour l'onto-théologie : « Quand j'ai dit que Dieu n'était pas un être et était <br /> au-dessus de l'être, je ne lui ai pas par là contesté l'être, au contraire, je lui ai attribué <br /> un être plus élevé » (Quasi Stella matutina). Même mouvement chez le Pseudo-Denys <br /> l'Aréopagite. <br /> 398<br /> L'ÉCONOMIE GÉNÉRALE <br /> suprême et un sens indestructible. Peut-être : car nous touchons <br /> ici à des limites et aux plus grandes audaces du discours dans la <br /> pensée occidentale. Nous pourrions montrer que les distances <br /> et les proximités ne diffèrent pas entre elles. <br /> Puisqu'elle rapporte la suite des figures de la phénoménalité à <br /> un savoir du sens qui s'est toujours déjà annoncé, la phénomé- <br /> nologie de l'esprit (et la phénoménologie en général) correspond <br /> à une économie restreinte : restreinte aux valeurs marchandes, <br /> pourrait-on dire en reprenant les termes de la définition, « science <br /> traitant de l'usage des richesses », limitée au sens et à la valeur <br /> constituée des objets, à leur circulation. La circularité du savoir <br /> absolu ne dominerait, ne comprendrait que cette circulation, que <br /> le circuit de la consommation reproductrice. La production et la <br /> destruction absolues de la valeur, l'énergie excédante en tant que <br /> telle, celle qui « ne peut être que perdue sans le moindre but, <br /> en conséquence sans aucun sens », tout cela échappe à la phéno- <br /> ménologie comme économie restreinte. Celle-ci ne peut déterminer <br /> la différence et la négativité que comme faces, moments ou condi- <br /> tions du sens : comme travail. Or le non-sens de l'opération souve- <br /> raine n'est ni le négatif ni la condition du sens, même s'il est aussi <br /> cela et même si son nom le laisse entendre. Il n'est pas une réserve <br /> du sens. Il se tient au-delà de l'opposition du positif et du négatif <br /> car l'acte de consumation, bien qu'il induise à perdre le sens, n'est <br /> pas le négatif de la présence, gardée ou regardée dans la vérité <br /> de son sens (du bewahren). Une telle rupture de symétrie doit <br /> propager ses effets dans toute la chaîne du discours. Les concepts <br /> de l'écriture générale ne sont lus qu'à la condition d'être déportés, <br /> décalés hors des alternatives de symétrie où pourtant ils semblent <br /> pris et où d'une certaine manière ils doivent aussi rester tenus. <br /> La stratégie joue de cette prise et de ce déport; Par exemple, si l'on <br /> tient compte de ce commentaire du non-sens, ce qui s'indique alors, dans <br /> la clôture de la métaphysique, comme non-valeur, renvoie au-delà <br /> de l'opposition de la valeur et de la non-valeur, au-delà du concept <br /> même de valeur, comme du concept de sens. Ce qui, pour ébranler <br /> la sécurité du savoir discursif, s'indique comme mystique, renvoie <br /> au-delà de l'opposition du mystique et du rationnel 1. Bataille <br /> 1. Afin de définir le point où il se sépare de Hegel et de Kojcve, Bataille précise <br /> ce qu'il entend par « mysticisme conscient », « au-delà du mysticisme classique » : <br /> 399<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> n'est surtout pas un nouveau mystique. Ce qui s'indique comme <br /> expérience intérieure n'est pas une expérience puisqu'elle ne se <br /> rapporte à aucune présence, à aucune plénitude, mais seulement <br /> à l'impossible qu'elle « éprouve » dans le supplice. Cette expérience <br /> n'est surtout pas intérieure : si elle semble l'être de ne se rapporter <br /> à rien d'autre, à aucun dehors, autrement que sur le mode du <br /> non-rapport, du secret et de la rupture, elle est aussi tout entière <br /> exposée — au supplice — nue, ouverte au dehors, sans réserve <br /> ni for intérieur, profondément superficielle. <br /> On pourrait soumettre à ce schéma tous les concepts de l'écriture <br /> générale (ceux de science, de matérialisme, d'inconscient, etc.) <br /> Les prédicats ne sont pas là pour vouloir-dire quelque chose, pour <br /> énoncer ou signifier, mais pour faire glisser le sens, pour le dénoncer <br /> ou en détourner. Cette écriture ne produit pas nécessairement de <br /> nouvelles unités conceptuelles. Ses concepts ne se distinguent pas <br /> nécessairement des concepts classiques par des traits marqués <br /> dans la forme de prédicats essentiels mais par des différences <br /> qualitatives de force, de hauteur, etc., qui ne sont elles-mêmes <br /> ainsi qualifiées que par métaphore. Les noms de la tradition sont <br /> gardés mais on les affecte de différences entre le majeur et le mineur, <br /> l'archaïque et le classique 1, etc. C'est la seule manière de marquer, <br /> « Le mystique athée, conscient de soi, conscient de devoir mourir et de disparaître, <br /> vivrait, comme Hegel le dit évidemment de lui-même, « dans le déchirement absolu »; <br /> mais, pour lui, il ne s'agit que d'une période : à l'encontre de Hegel, il n'en sortirait <br /> pas, « contemplant le Négatif bien en face », mais ne pouvant jamais le transposer en <br /> Etre, refusant de le faire et se maintenant dans l'ambiguïté » (Hegel, la mort et le <br /> sacrifice). <br /> 1. Ici encore, la différence compte plus que le contenu des termes. Et il faut com- <br /> biner ces deux séries d'oppositions (majeur/mineur, archaïque/classique) avec celle <br /> que nous avions dégagée plus haut à propos du poétique (non-subordination souve- <br /> raine/insertion/subordination). A la souvetaineté archaïque « qui semble bien <br /> avoir impliqué une sorte d'impuissance » et, en tant que souveraineté « authentique », <br /> refuse « l'exercice du pouvoir » (la maîtrise asservissante), Bataille oppose « l'idée <br /> classique de souveraineté » qui « se lie à celle de commandement » et par conséquent <br /> détient tous les attributs qui sont refusés, sous le même mot, à l'opération iouveraine <br /> (subjectivité libre, victorieuse, consciente de soi, reconnue, etc., donc médiatisée <br /> et détournée de soi, retournant à soi d'en être détournée par le travail de l'esclave). <br /> Or Bataille montre que « les positions majeures » de la souveraineté peuvent, autant <br /> que les mineures, être « insérées dans la sphère de l'activité » (Méthode de méditation). <br /> La différence entre le majeur et le mineur est donc seulement analogue à la diffé- <br /> 400<br /> L'ÉCONOMIE GÉNÉRALE <br /> dans le discours, ce qui sépare le discours de son excédent. <br /> Pourtant l'écriture à l'intérieur de laquelle opèrent ces strata- <br /> gèmes ne consiste pas à subordonner des moments conceptuels <br /> à la totalité d'un système où ils prendraient enfin sens. Il ne s'agit <br /> pas de subordonner les glissements, les différences du discours <br /> et le jeu de la syntaxe au tout d'un discours anticipé. Au contraire. <br /> Si le jeu de la différence est indispensable pour lire convenablement <br /> les concepts de l'économie générale, s'il faut réinscrire chaque <br /> notion dans la loi de son glissement et la rapporter à l'opération <br /> souveraine, on ne doit pourtant pas en faire le moment subor- <br /> donné d'une structure. C'est entre ces deux écueils que doit <br /> passer la lecture de Bataille. Elle ne devra pas isoler les notions <br /> comme si elles étaient leur propre contexte, comme si on pouvait <br /> entendre immédiatement dans leur contenu ce que veulent dire <br /> des mots comme « expérience », « intérieur », « mystique », « travail », <br /> « matériel », « souverain », etc. La faute consisterait ici à tenir <br /> pour immédiateté de lecture l'aveuglement à une culture tradi- <br /> tionnelle qui se donnerait comme l'élément naturel du discours. <br /> Mais inversement, on ne doit pas soumettre l'attention contex- <br /> tuelle et les différences de signification à un système du sens, per- <br /> mettant ou promettant une maîtrise formelle absolue. Ce serait <br /> effacer l'excès du non-sens et retomber dans la clôture du savoir : <br /> une fois de plus, ne pas lire Bataille. <br /> Sur ce point encore, le dialogue avec Hegel est décisif. Un <br /> exemple : Hegel, et, à sa suite, quiconque est installé dans le <br /> sûr élément du discours philosophique, auraient été incapables <br /> de lire, dans son glissement réglé, un signe comme celui d'« expé- <br /> rience ». Sans s'en expliquer davantage, Bataille note dans l'Éro- <br /> tisme : « Dans l'esprit de Hegel, ce qui est immédiat est mauvais <br /> et Hegel à coup sûr aurait rapporté ce que j'appelle expérience à <br /> l'immédiat. » Or si l'expérience intérieure, dans ses moments <br /> rence entre l'archaïque et le classique. Et ni l'une ni l'autre ne doivent être entendues <br /> de façon classique ou mineure. L'archaïque n'est pas l'originaire ou l'authentique, <br /> déterminés par le discours philosophique. Le majeur ne s'oppose pas au mineur comme <br /> le grand au petit, le haut au bas. Dans Vieille taupe (article inédit, refusé par Bifurs), <br /> les oppositions du haut et du bas, de toutes les significations en sur (surréel, surhomme, <br /> etc.) et en sous (souterrain, etc.), de l'aigle impérialiste et de la taupe prolétarienne, <br /> sont examinées dans toutes les possibilités de leurs renversements. <br /> 401<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> majeurs, rompt avec la médiation, elle n'est pourtant pas immé- <br /> diate. Elle ne jouit pas d'une présence absolument proche et <br /> surtout elle ne peut, comme l'immédiat hegelien, entrer dans le <br /> mouvement de la médiation. Telles qu'elles se présentent dans l'élé- <br /> ment de la philosophie, comme dans la logique ou la phénomé- <br /> nologie de Hegel, l'immédiateté et la médiateté sont également <br /> « subordonnées ». C'est à ce titre qu'elles peuvent passer l'une dans <br /> l'autre. L'opération souveraine suspend donc aussi la subordination <br /> dans la forme de l'immédiateté. Pour comprendre qu'alors elle <br /> n'entre pas en travail et en phénoménologie, il faut sortir du logos <br /> philosophique et penser l'impensable. Comment transgresser à la <br /> fois le médiat et l'immédiat? Comment excéder la « subordination » <br /> au sens du logos (philosophique) en sa totalité? Peut-être par <br /> l'écriture majeure : « J'écris pour annuler en moi-même un jeu <br /> d'opérations subordonnées (c'est, somme toute, superflu) » <br /> (Méthode de méditation). Peut-être seulement, et « c'est, somme toute, <br /> superflu », car cette écriture né doit nous assurer de rien, elle ne <br /> nous donne aucune certitude, aucun résultat, aucun bénéfice. Elle <br /> est absolument aventureuse, c'est une chance et non une technique. <br /> La transgression du neutre et le déplacement de /'Aufhebung. <br /> Au-delà des oppositions classiques, l'écriture de souveraineté <br /> est-elle blanche ou neutre? On pourrait le penser puisqu'elle ne <br /> peut rien énoncer que dans la forme du ni ceci, ni cela. N'est-ce pas <br /> une des affinités entre la pensée de Bataille et celle de Blanchot? <br /> Et Bataille ne nous propose-t-il pas une connaissance neutre? <br /> « Cette connaissance qu'on pourrait dire libérée (mais que j'aime <br /> mieux appeler neutre) est l'usage d'une fonction détachée (libérée) <br /> de la servitude dont elle découle... elle rapporte le connu à l'in- <br /> connu » (déjà cité). <br /> Mais il faut ici considérer attentivement que ce n'est pas l'opé- <br /> ration souveraine mais la connaissance discursive qui est neutre. <br /> La neutralité est d'essence négative (ne-uter), elle est la face néga- <br /> tive d'une transgression. La souveraineté n'est pas neutre même <br /> si elle neutralise, dans son discours, toutes l'es contradictions ou <br /> toutes les oppositions de la logique classique. La neutralisation <br /> se produit dans la connaissance et dans la syntaxe de l'écriture <br /> 402<br /> L'ÉCONOMIE GÉNÉRALE <br /> mais elle se rapporte à une affirmation souveraine et transgressive. <br /> L'opération souveraine ne se contente pas de neutraliser dans le <br /> discours les oppositions classiques, elle transgresse dans « l'expé- <br /> rience » (entendue en majeur) la loi ou les interdits qui font système <br /> avec le discours, et même avec le travail de neutralisation. Vingt pages <br /> après avoir proposé une « connaissance neutre » : « J'établis la <br /> possibilité d'une connaissance neutre? ma souveraineté l'accueille <br /> en moi comme l'oiseau chante et ne me sait nul gré de mon travail ». <br /> Aussi la destruction du discours n'est-elle pas une simple <br /> neutralisation d'effacement. Elle multiplie les mots, les précipite <br /> les uns contre les autres, les engouffre aussi dans une substitution <br /> sans fin et sans fond dont la seule règle est l'affirmation souveraine <br /> du jeu hors-sens. Non pas la réserve ou le retrait, le murmure <br /> infini d'une parole blanche effaçant les traces du discours classique <br /> mais une sorte de potlatch des signes, brûlant, consumant, gaspillant <br /> les mots dans l'affirmation gaie de la mort : un sacrifice et un <br /> défi 1. Ainsi, par exemple : <br /> « Précédemment, je désignais l'opération souveraine sous les <br /> noms d' expérience intérieure ou d'extrême du possible. Je la désigne <br /> aussi maintenant sous le nom de : méditation. Changer de mot <br /> signifie l'ennui d'employer quelque mot que ce soit {opération <br /> souveraine est de tous les. noms le plus fastidieux : opération comique <br /> en un sens serait moins trompeur); j'aime mieux méditation mais <br /> c'est d'apparence pieuse » {Méthode de méditation). <br /> Que s'est-il passé? On n'a en somme rien dit. On ne s'est arrêté <br /> à aucun mot; la chaîne ne repose sur rien; aucun des concepts <br /> ne satisfait à la demande, tous se déterminent les uns les autres et <br /> en même temps se détruisent ou se neutralisent. Mais on a affirmé <br /> la règle du jeu ou plutôt le jeu comme règle; et la nécessité de <br /> transgresser le discours et la négativité de l'ennui (d'employer <br /> quelque mot que ce soit dans l'identité rassurante de son sens). <br /> Mais cette transgression du discours (et par conséquent de la loi <br /> en général, le discours ne se posant qu'en posant la norme ou <br /> la valeur de sens, c'est-à-dire l'élément de la légalité en général) <br /> 1. « Le jeu n'est rien sinon dans un défi ouvert et sans réserve à ce qui s'oppose <br /> au jeu » (Note en marge de cette Théorie de la religion inédite que Bataille projetait <br /> aussi d'intituler « Mourir de rire et rire de mourir »). <br /> 403<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> doit, comme toute transgression, conserver et confirmer de quelque <br /> manière ce qu'elle excède l. C'est la seule manière de s'affirmer <br /> comme transgression et d'accéder ainsi au sacré qui « est donné dans <br /> la violence d'une infraction ». Or décrivant dans l'Érotisme « l'expé- <br /> rience contradictoire de l'interdit et de la transgression », Bataille <br /> ajoute une note à la phrase suivante : « Mais la transgression <br /> diffère du « retour à la nature » : elle lève l'interdit sans le suppri- <br /> mer. » Voici la note : « Inutile d'insister sur le caractère hegelien de <br /> cette opération, qui répond au moment de la dialectique exprimé <br /> par le verbe allemand intraduisible aufheben (dépasser en mainte- <br /> nant). » <br /> Est-il « inutile d'insister »? Peut-on, comme le dit Bataille, <br /> comprendre le mouvement de transgression sous le concept <br /> hegelien d'Aufhebung dont nous avons assez vu qu'il représentait <br /> la victoire de l'esclave et la constitution du sens? <br /> Il nous faut ici interpréter Bataille contre Bataille, ou plutôt <br /> une strate dé son écriture depuis une autre strate 2. En contestant <br /> 1. « Geste... irréductible â la logique classique... et pour lequel aucune logique ne <br /> semble constituée », dit Sollers dans Le Toit, qui commence par démasquer en leur <br /> système toutes les formes de la pseudo-transgression, les figures sociales et historiques <br /> sur lesquelles on peut lire la complicité entre « celui qui vit sans contestation sous <br /> le coup de la loi et celui pour qui la loi n'est rien ». Dans ce dernier cas, la répression <br /> est seulement « redoublée ». Le Toit, essai de lecture systématique, Tel Quel, 29. <br /> 2. Comme tout discours, comme celui de Hegel, celui de Bataille a la forme d'une <br /> structure d'interprétations. Chaque proposition, qui est déjà de nature interprétative, <br /> se laisse interpréter dans une autre proposition. Nous pouvons donc, à procéder <br /> prudemment et. tout en restant dans le texte de Bataille, détacher une interprétation <br /> de sa réinterprétation et la soumettre à une autre interprétation reliée à d'autres <br /> propositions du système. Ce qui, sans interrompre la systématicité générale, revient à <br /> reconnaître des moments forts et des moments faibles de l'interprétation d'une <br /> pensée par elle-même, ces différences de forces tenant à la nécessité stratégique du <br /> discours finir Naturellement notre propre lecture interprétative s'est efforcée de <br /> passer, pour les relier entre eux, par ce que nous avons interprété comme les moments <br /> majeurs. Cette « méthode » — ce que nous appelons ainsi dans la clôture du savoir — <br /> se justifie par ce que nous écrivons ici, dans la trace de Bataille, de la suspension de <br /> l'époque du sens et de la vérité. Cela ne nous dispense ni ne nous interdit de déterminer <br /> la regle de la force et de la faiblesse : celle-ci est toujours fonction : <br /> x. de l'éloignement du moment de souveraineté, <br /> 2. d'une méconnaissance des normes rigoureuses du savoir. <br /> La plus grande force est celle d'une écriture qui, dans la transgression la plus auda- <br /> cieuse, continue de maintenir et de reconnaître la nécessité du système de l'interdit <br /> 404<br /> L'ÉCONOMIE GÉNÉRALE <br /> ce qui, dans cette note, semble aller de soi pour Bataille, nous <br /> aiguiserons peut-être la figure du déplacement auquel est ici <br /> soumis tout le discours hegelien. Ce par quoi Bataille est encore <br /> moins hegelien qu'il ne croit. <br /> L'Aufhebung hegelienne se produit tout entière à l'intérieur du- <br /> discours, du système ou du travail de la signification. Une déter- <br /> mination est niée et conservée dans une autre détermination qui en <br /> révèle la vérité. D'une indétermination à une détermination infinies, <br /> on passe de détermination en détermination et ce passage, produit <br /> par l'inquiétude de l'infini, enchaîne le sens. L'Aufhebung est comprise <br /> dans le cercle du savoir absolu, elle n'excède jamais sa clôture, <br /> ne suspend jamais la totalité du discours, du travail, du sens, de <br /> la loi, etc. Puisqu'elle ne lève jamais, fût-ce en la maintenant, la <br /> forme voilante du savoir absolu, l'Aufhebung hegelienne appartient <br /> de part en part à ce que Bataille appelle « le monde du travail », <br /> c'est-à-dire de l'interdit inaperçu comme tel et dans sa totalité. <br /> « Aussi bien la collectivité humaine, en partie consacrée au travail, <br /> se définit-elle dans les interdits, sans lesquels elle ne serait pas <br /> devenue L'Aufhebung hegelienne appartiendrait donc à l'économie <br /> restreinte et serait la forme du passage d'un interdit à un autre, la <br /> circulation de l'interdit, l'histoire comme vérité de l'interdit. <br /> (savoir, science, philosophie, travail, histoire, etc.). L'écriture est toujours tracée <br /> entre ces deux faces de la limite. <br /> Parmi les moments faibles du discours de Bataille, certains se signalent par ce non- <br /> savoir déterminé qu'est une certaine ignorance philosophique. Et par exemple Sartre <br /> note justement qu' « il n'a visiblement pas compris Heidegger, dont il parle souvent <br /> et mal à propos » et qu'alors « la philosophie se venge ». Il y aurait beaucoup à dire <br /> ici sur la référence à Heidegger. Nous tenterons de le faire ailleurs. Notons seulement <br /> que sur ce point et sur quelques autres, les « fautes » de Bataille réfléchissaient celles <br /> qui, à la même époque, marquaient la lecture de Heidegger par les « philosophes <br /> spécialisés ». Adopter la traduction (selon Corbin) de Dasein par rêalilé-humaine (mons- <br /> truosité aux conséquences illimitées que les quatre premiers paragraphes de Sein <br /> und Zeit avaient prévenue), en faire l'élément même d'un discours, parler avec insis- <br /> tance d'un « humanisme commun à Nietzsche et à notre auteur » [Bataille], etc., cela <br /> aussi était, de la part de Sartre, philosophiquement très risqué. Attirant l'attention sur <br /> ce point pour éclairer le texte et le contexte de Bataille, nous ne doutons pas de la <br /> nécessité historique de ce risque ni de la fonction d'éveil dont elle a été le prix dan» <br /> une conjoncture qui n'est plus la nôtre. Tout cela mérite reconnaissance. Il a fallu <br /> l'éveil et le temps. <br /> 405<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> Bataille ne peut donc utiliser que la forme vide de l'Aufhebung, de <br /> manière analogique, pour désigner, ce qui ne s'était jamais fait, le <br /> rapport transgressif qui lie le monde du sens au monde du non- <br /> sens. Ce déplacement est paradigmatique : un concept intra- <br /> philosophique, le concept spéculatif par excellence, est contraint <br /> dans une écriture à désigner un mouvement qui constitue propre- <br /> ment l'excès de tout philosophème possible. Ce mouvement fait <br /> alors apparaître la philosophie comme une forme de la conscience <br /> naïve ou naturelle (ce qui chez Hegel veut dire aussi bien cultu- <br /> relle). Tant que l'Aufhebung reste prise dans l'économie restreinte, <br /> elle est prisonnière de cette conscience naturelle. Le « nous » de <br /> la Phénoménologie de l'esprit a beau se donner comme le savoir de ce <br /> que ne sait pas la conscience naïve enfoncée dans son histoire et <br /> les déterminations de ses figures, il reste naturel et vulgaire puis- <br /> qu'il ne pense le passage, la vérité du passage que comme circulation <br /> du sens ou de la valeur. Il développe le sens ou le désir de sens de <br /> la conscience naturelle, celle qui s'enferme dans le cercle pour <br /> savoir le sens : toujours d'où ça vient et où ça va. Elle ne voit pas le <br /> sans-fond de jeu sur lequel s'enlève l'histoire (du sens). Dans <br /> cette mesure, la philosophie, la spéculation hegelienne, le savoir <br /> absolu et tout ce qu'ils commandent et commanderont sans fin <br /> dans leur clôture, restent des déterminations de la conscience <br /> naturelle, servile et vulgaire. La conscience de soi est servile. <br /> « Du savoir extrême à la connaissance vulgaire — la plus géné- <br /> ralement répartie — la différence est nulle. La connaissance du <br /> monde, en Hegel, est celle du premier venu (le premier venu, non <br /> Hegel, décide pour Hegel de la question clé : touchant la diffé- <br /> rence de la folie à la raison : le « savoir absolu » sur ce point, <br /> confirme la notion vulgaire, est fondé sur elle, en est l'une des <br /> formes). La connaissance vulgaire est en nous comme un autre <br /> tissu !.... En un sens, la condition à laquelle je verrais serait de sortir, <br /> d'émerger, du « tissu ». Et sans doute aussitôt je dois dire : cette <br /> condition à laquelle je verrais serait de mourir. Je n'aurai à <br /> aucun moment la possibilité de voir ! » (Méthode de méditation). <br /> Si toute l'histoire du sens est rassemblée et représentée, en un point <br /> du tableau, par la figure de l'esclave, si le discours de Hegel, la <br /> Logique, le Livre dont parle Kojève sont le langage (de 1') esclave, <br /> c'est-à-dire (du) travailleur, ils peuvent se lire de gauche à droite ou <br /> 406<br /> L'ÉCONOMIE GÉNÉRALE <br /> de droite à gauche, comme mouvement réactionnaire ou comme <br /> mouvement révolutionnaire, ou les deux à la fois. Il serait absurde <br /> que la transgression du Livre par l'écriture ne se lise que dans un <br /> sens déterminé. Ce serait à la fois absurde, étant donné la forme <br /> de l'Aufbebung qui est maintenue dans la transgression, et trop <br /> plein de sens pour une transgression du sens. De droite à gauche <br /> ou de gauche à droite : ces deux propositions contradictoires et <br /> trop sensées manquent également de pertinence. En un certain <br /> point déterminé. <br /> Très déterminé. Constat de non-pertinence dont il faut donc, <br /> autant que possible, surveiller les effets. On n'aurait rien compris <br /> à la stratégie générale si l'on renonçait absolument à contrôler <br /> l'usage de ce constat. Si on le prêtait, si on l'abandonnait, si on le <br /> mettait dans n'importe quelle main : la droite ou la gauche. <br /> ..« la condition à laquelle je verrais serait de sortir, d'émerger, du <br /> « tissu ». Et sans doute aussitôt je dois dire : cette condition à laquelle <br /> je verrais serait de mourir. Je n'aurai à aucun moment la possibilité <br /> de voir I » <br /> Il y a donc le tissu vulgaire du savoir absolu et l'ouverture <br /> mortelle de l'oeil. Un texte et un regard. La servilité du sens et <br /> l'éveil à la mort. Une écriture mineure et une lumière majeure. <br /> De l'une à l'autre, tout autre, un certain texte. Qui trace en <br /> silence la structure de l'œil, dessine l'ouverture, s'aventure à <br /> tramer l'a absolu déchirement », déchire absolument son propre <br /> tissu redevenu « solide » et servile de se donner encore à lire.<br /> LA STRUCTURE, LE SIGNE ET LE JEU <br /> DANS LE DISCOURS DES SCIENCES HUMAINES <br /> Il y a plus affaire à interpréter les interprétations <br /> qu'à interpréter les choses. (MONTAIGNE.) <br /> Peut-être s'est-il produit dans l'histoire du concept de-structure <br /> quelque chose qu'on pourrait appeler un « événement » si ce mot <br /> n'importait avec lui une charge de sens que l'exigence structurale <br /> — ou structuraliste — a justement pour fonction de réduire ou de <br /> suspecter. Disons néanmoins un « événement » et prenons ce mot <br /> avec précautions entre des guillemets. Quel serait donc cet événe- <br /> ment ? Il aurait la forme extérieure d'une rupture et d'un redoublement. <br /> Il serait facile de montrer que le concept de structure et même <br /> le mot de structure ont l'âge de l'epistémè, c'est-à-dire à la fois de <br /> la science et de la philosophie occidentales, et qu'ils plongent <br /> leurs racines dans le sol du langage ordinaire, au fond duquel <br /> l'epistémè va les recueillir pour les amener à soi dans un déplacement <br /> métaphorique. Néanmoins, jusqu'à l'événement que je voudrais <br /> repérer, la structure, ou plutôt la structuralité de la structure, <br /> bien qu'elle ait toujours été à l'œuvre, s'est toujours trouvée neutra- <br /> lisée, réduite : par un geste qui consistait à lui donner un centre, <br /> à la rapporter à un point de présence, à une origine fixe. Ce centre <br /> avait pour fonction non seulement d'orienter et d'équilibrer, <br /> d'organiser la structure — on ne peut en effet penser une structure <br /> inorganisée — mais de faire surtout que le principe d'organisation <br /> de la structure limite ce que nous pourrions appeler le Jeu de la <br /> structure. Sans doute le centre d'une structure, en orientant et <br /> en organisant la cohérence du système, permet-il le jeu des élé- <br /> ments à l'intérieur de la forme totale. Et aujourd'hui encore une <br /> structure privée de tout centre représente l'impensable lui-même. <br /> Pourtant le centre ferme aussi le jeu qu'il ouvre et rend possible. <br /> 409<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> En tant que centre, il est le point où la substitution des contenus, <br /> des éléments, des termes, n'est plus possible. Au centre, la permu- <br /> tation ou la transformation des éléments (qui peuvent d'ailleurs <br /> être des structures comprises dans une structure) est interdite. Du <br /> moins est-elle toujours restée interdite (et j'utilise ce mot à dessein). <br /> On a donc toujours pensé que le centre, qui par définition est <br /> unique, constituait, dans une structure, cela même qui, commandant <br /> la structure, échappe à la structuralité. C'est pourquoi, pour une <br /> pensée classique de la structure, le centre peut être dit, paradoxale- <br /> ment, dans la structure et hors de la structure. Il est au centre de la <br /> totalité et pourtant, puisque le centre ne lui appartient pas, la <br /> totalité a son centre ailleurs. Le centre n'est pas le centre. Le <br /> concept de structure centrée — bien qu'il représente la cohérence <br /> elle-même, la condition de l'epistémè comme philosophie ou comme <br /> science — est contradictoirement cohérent. Et comme toujours, <br /> la cohérence dans la contradiction exprime la force d'un désir. Le <br /> concept de structure centrée est en effet le concept d'un jeu fondé, <br /> constitué depuis une immobilité fondatrice et une certitude rassu- <br /> rante, elle-même soustraite au jeu. Depuis cette certitude, l'angoisse <br /> peut être maîtrisée, qui naît toujours d'une certaine manière <br /> d'être impliqué dans le jeu, d'être pris au jeu, d'être comme être <br /> d'entrée de jeu dans le jeu. A partir de ce que nous appelons donc <br /> le centre et qui, à pouvoir être aussi bien dehors que dedans, <br /> reçoit indifféremment les noms d'origine ou de fin, d'archè ou de <br /> telos, les répétitions, les substitutions, les -transformations, les <br /> permutations sont toujours prises dans une histoire du sens — <br /> c'est-à-dire une histoire tout court — dont on peut toujours <br /> réveiller l'origine ou anticiper la fin dans la forme de la présence. <br /> C'est pourquoi on pourrait peut-être dire que le mouvement de <br /> toute archéologie, comme celui de toute eschatologie, est complice <br /> de cette réduction de la structuralité de la structure et tente tou- <br /> jours de penser cette dernière depuis une présence pleine et hors jeu. <br /> S'il en est bien ainsi, toute l'histoire du concept de structure, <br /> avant la rupture dont nous parlons, doit être pensée comme une <br /> Série de substitutions de centre à centre, un enchaînement de déter- <br /> minations du centre. Le centre reçoit, successivement et de manière <br /> réglée, des formes ou des noms différents. L'histoire de la méta- <br /> physique, comme l'histoire de l'Occident, serait l'histoire de ces
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375<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> werden überlebt). Dans cette expérience, la conscience de soi apprend <br /> que la Vie lui est aussi essentielle que la pure conscience de soi ». <br /> Éclat de rire de Bataille. Par une ruse de la vie, c'est-à-dire de <br /> la raison, la vie est donc restée en vie. Un autre concept de vie avait <br /> été subrepticement introduit dans la place, pour y rester, pour <br /> ne jamais y être, non plus que la raison, excédé (car, dira l'Éro- <br /> tisme, « par définition l'excès est en dehors de la raison »). Cette <br /> vie n'est pas la vie naturelle, l'existence biologique mise en jeu <br /> dans la maîtrise, mais une vie essentielle qui se soude à la première, <br /> la retient, la fait œuvrer à la constitution de la conscience de soi, <br /> de la vérité et du sens. Telle est la vérité de la vie. Par ce recours <br /> à l'Aufhebung qui conserve la mise, reste maîtresse du jeu, le <br /> limite, le travaille en lui donnant forme et sens (Die Arbeit...bil- <br /> det), cette économie de la vie se restreint à la conservation, à la cir- <br /> culation et à la reproduction de soi, comme du sens; dès lors tout <br /> ce que couvre le nom de maîtrise s'effondre dans la comédie. <br /> L'indépendance de la conscience de soi devient risible au moment <br /> où elle se libère en s'asservissant, où elle entre en travail, c'est-à- <br /> dire en dialectique. Le rire seul excède la dialectique et le dialecti- <br /> cien : il n'éclate que depuis le renoncement absolu au sens, depuis <br /> le risque absolu de la mort, depuis ce que Hegel appelle négativité <br /> abstraite. Négativité qui n'a jamais lieu, qui ne se présente jamais <br /> puisqu'à le faire elle réamorcerait le travail. Rire qui à la lettre <br /> n'apparaît jamais puisqu'il excède la phénoménalité en général, <br /> la possibilité absolue du sens. Et le mot « rire » lui-même doit <br /> se lire dans l'éclat, dans l'éclatement aussi de son noyau de sens <br /> vers le système de l'opération souveraine (« ivresse, effusion éro- <br /> tique, effusion du sacrifice, effusion poétique, conduite héroïque, <br /> colère, absurdité », etc., cf. Méthode de méditation). Cet éclat du <br /> rire fait briller, sans pourtant la montrer, surtout sans la dire, la <br /> différence entre la maîtrise et la souveraineté. Celle-ci, nous le <br /> vérifierons, est plus et moins que la maîtrise, plus ou moins libre <br /> qu'elle par exemple et ce que nous disons de ce prédicat de liberté <br /> peut s'étendre à tous les traits de maîtrise. Étant à la fois plus et <br /> moins une maîtrise que la maîtrise, la souveraineté est tout autre. <br /> Bataille en arrache l'opération à la dialectique. Il la soustrait à <br /> l'horizon du sens et du savoir. A tel point que malgré ses traits de <br /> ressemblance avec la maîtrise, elle, n'est plus une figure dans <br /> 376<br /> L'ÉCONOMIE GÉNÉRALE <br /> l'enchaînement de la phénoménologie. Ressemblant à une figure, <br /> trait pour trait, elle en est l'altération absolue. Différence qui ne <br /> se produirait pas si l'analogie se limitait à tel ou tel trait abstrait. <br /> Loin que la souveraineté, l'absolu de la mise en jeu, soit une <br /> négativité abstraite, elle doit faire apparaître le sérieux du sens <br /> comme une abstraction inscrite dans le jeu. Le rire, qui constitue <br /> la souveraineté dans son rapport à la mort, n'est pas, comme on <br /> a pu le dire 1, une négativité. Et il rit de soi, un rire « majeur » rit <br /> d'un rire « mineur » car l'opération souveraine a aussi besoin de <br /> la vie — celle qui soude les deux vies — pour se rapporter à soi <br /> dans la jouissance de soi. Elle doit donc d'une certaine manière <br /> simuler le risque absolu et rire de ce simulacre. Dans la comédie <br /> qu'elle se joue ainsi, l'éclat du rire est ce presque rien où sombre <br /> absolument le sens. De ce rire, la « philosophie » qui « est un <br /> travail 2 » ne peut rien faire, ne peut rien dire alors qu'elle aurait <br /> dû « porter d'abord sur le rire » (ibid.). C'est pourquoi le rire est <br /> absent du système hegelien; et non pas même à la manière d'une <br /> face négative ou abstraite. « Dans le « système », poésie, rire, <br /> extase ne sont rien. Hegel s'en débarrasse à la hâte : il ne connaît <br /> de fin que le savoir. Son immense fatigue se lie à mes yeux à <br /> l'horreur de la tache aveugle » (l'Expérience intérieure). Ce qui <br /> est risible, c'est la soumission à l'évidence du sens, à la force de cet <br /> impératif : qu'il y ait du sens, que rien ne soit définitivement <br /> perdu par la mort, que celle-ci reçoive la signification encore de <br /> « négativité abstraite, » que le travail soit toujours possible qui, à- <br /> différer la jouissance, confère sens, sérieux et vérité à la mise <br /> en jeu. Cette soumission est l'essence et l'élément de la philo- <br /> sophie, de l'onto-logique hegelienne. Le comique absolu, c'est <br /> l'angoisse devant la dépense à fonds perdus, devant le sacrifice <br /> absolu du sens : sans retour et sans réserve. La notion d'Aufhebung <br /> (le concept spéculatif par excellence, nous dit Hegel, celui dont <br /> la langue allemande détient le privilège intraduisible) est risible <br /> en ce qu'elle signifie l'affairement d'un discours s'essoufflant à <br /> se réapproprier toute négativité, à élaborer la mise en jeu en <br /> 1. « Mais le rire est ici le négatif, au sens hegelien. » J.-P. Sartre, Un nouveau mystique, <br /> in Situations 1. Le rire n'est pas le négatif parce que son éclat ne se garde pas, ne <br /> s'enchaîne à soi ni ne se résume dans un discours : rit de l'Aufhebung. <br /> 2. Conférences sur le Non-Savoir, in Tel Quel 10. <br /> 377<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> investissement, à amortir la dépense absolue, à donner un sens i <br /> la mort, à se rendre du même coup aveugle au sans-fond du <br /> non-sens dans lequel se puise et s'épuise le fonds du sens. Être <br /> impassible, comme le fut Hegel, à la comédie de l'Aufhebung, <br /> c'est s'aveugler à l'expérience du sacré, au sacrifice éperdu de la <br /> présence et du sens. Ainsi se dessine une figure d'expérience <br /> — mais peut-on encore se servir de ces deux mots? —irréductible <br /> à toute phénoménologie de l'esprit, s'y trouvant, comme le rire <br /> en philosophie, déplacée, mimant, dans le sacrifice, le risque absolu <br /> de la mort, produisant à la fois le risque de la mort absolue, la <br /> feinte par laquelle ce risque peut être vécu, l'impossibilité d'y <br /> lire un sens ou une vérité, et ce rire qui se confond, dans le simu- <br /> lacre, avec l'ouverture du sacré. Décrivant ce simulacre, l'impen- <br /> sable pour la philosophie, sa tache aveugle, Bataille doit, bien <br /> sûr, le dire, feindre de le dire dans le logos hegelien : <br /> « Je parlerai plus loin de différences profondes entre l'homme <br /> du sacrifice, opérant dans l'ignorance (l'inconscience) des tenants <br /> et aboutissants de ce qu'il fait, et le Sage (Hegel) se rendant aux. <br /> implications d'un Savoir absolu à ses propres yeux. Malgré ces <br /> différences, il s'agit toujours de manifester le Négatif (et toujours, <br /> sous une forme concrète, c'est-à-dire au sein de la Totalité, dont <br /> les éléments constitutifs sont inséparables). La manifestation <br /> privilégiée de la Négativité est la mort, mais la mort en vérité <br /> ne révèle rien. C'est en principe son être naturel, animal, dont la <br /> mort révèle l'Homme à lui-même, mais la révélation n'a jamais <br /> lieu. Car une fois mort, l'être animal qui le supporte, l'être humain <br /> lui-même a cessé d'être. Pour que l'homme à la fin. se révèle à <br /> lui-même il devrait mourir, mais il lui faudrait le faire en vivant <br /> — en se regardant cesser d'être. En d'autres termes, la mort elle- <br /> même devrait devenir conscience (de soi), au moment même où <br /> elle anéantit l'être conscient. C'est en un sens ce qui a lieu (qui <br /> est du moins sur le point d'avoir lieu, ou qui a lieu d'une manière <br /> fugitive, insaisissable), au moyen d'un subterfuge. Dans le sacri- <br /> fice, le sacrifiant s'identifie à l'animal frappé de mort. Ainsi meurt- <br /> il en se voyant mourir, et même en quelque sorte, par sa propre <br /> volonté, de cœur avec l'arme du sacrifice. Mais c'est une comédie! <br /> Ce serait du moins une comédie si quelque autre méthode existait <br /> qui révélât au vivant l'envahissement de la mort : cet achèvement <br /> de l'être fini, qu'accomplit seul et peut seul accomplir sa Négati- <br /> vité, qui le tue, le finit et définitivement le supprime.... Ainsi <br /> 378<br /> L'ÉCONOMIE GÉNÉRALE <br /> faudrait-il, à tout prix, que l'homme vive au moment où il meurt <br /> vraiment, ou qu'il vive avec l'impression de mourir vraiment. <br /> Cette difficulté annonce la nécessité du spectacle, ou généralement <br /> de la représentation, sans la répétition desquels nous pourrions, <br /> vis-à-vis de la mort, demeurer étrangers, ignorants, comme appa- <br /> remment le sont les bêtes. Rien n'est moins animal en effet que <br /> la fiction, plus ou moins éloignée du réel, de la mort 1. » <br /> Seul l'accent sur le simulacre et sur le subterfuge interrompt <br /> la continuité hegelienne de ce texte. Plus loin la gaieté accusera <br /> la différence : <br /> « En la rapprochant du sacrifice et par là du thème premier de <br /> la représentation (de l'art, des fêtes, des spectacles), j'ai voulu montrer <br /> que la réaction de Hegel est la conduite humaine fondamentale... <br /> c'est par excellence l'expression que la tradition répétait à l'infini... <br /> ce fut essentiel pour Hegel de prendre conscience de la Négativité <br /> comme telle, d'en saisir l'horreur, en l'espèce l'horreur de la <br /> mort, en soutenant et en regardant l'œuvre de la mort bien en <br /> face. Hegel, de cette manière, s'oppose moins à ceux qui « reculent» <br /> qu'à ceux qui disent : « ce n'est rien ». Il semble s'éloigner le plus <br /> de ceux qui réagissent gaiement. J'insiste, voulant faire ressortir, <br /> le plus clairement possible, après leur similitude, l'opposition <br /> de l'attitude naïve à celle de la Sagesse — absolue —de Hegel. <br /> Je ne suis pas sûr, en effet, que des deux attitudes la moins absolue <br /> soit la plus naïve. Je citerai un exemple paradoxal de réaction <br /> gaie devant l'oeuvre de la mort. La coutume irlandaise et galloise <br /> du « wake » est peu connue, mais on l'observait encore à la fin <br /> du siècle dernier. C'est le sujet de la dernière œuvre de Joyce, <br /> Finegan's wake, c'est la veillée funèbre de Finegan (mais la lecture <br /> de ce roman célèbre est au moins malaisée). Dans le pays de Galles, <br /> on disposait le cercueil ouvert, debout, à la place d'honneur de la <br /> maison. Le mort était vêtu de ses plus beaux habits, coiffé de son <br /> haut-de-forme. Sa famille invitait tous ses amis, qui honoraient <br /> d'autant plus celui qui les avait quittés qu'ils dansaient plus long- <br /> temps et buvaient plus sec à sa santé. Il s'agit de la mort d'un autre, <br /> mais en de tels cas, la mort de l'autre est toujours l'image de la <br /> propre mort. Nul ne pourrait se réjouir ainsi qu'à une condition; <br /> le mort, qui est un autre, étant censé d'accord, le mort que sera <br /> le buveur à son tour n'aura pas d'autre sens que le premier. » <br /> 1. Hegel, la mort et le sacrifice. Cf. aussi dans l'Expérience intérieure, tout le Post- <br /> scriptum au supplice, notamment, p. 193 sq. <br /> 379<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> Cette gaieté n'appartient pas à l'économie de la vie, elle ne <br /> répond pas « au souhait de nier l'existence de la mort », bien qu'elle <br /> en soit aussi proche que possible. Elle n'est pas la convulsion <br /> qui suit l'angoisse, le rire mineur, fusant au moment où on l'a <br /> « échappé belle » et se rapportant à l'angoisse selon les rapports <br /> du positif et du négatif. <br /> « Au contraire, la gaieté, liée à l'œuvre de la mort, me donne de <br /> l'angoisse, elle est accentuée par mon angoisse et elle exaspère <br /> cette angoisse en contre-partie : finalement l'angoisse gaie, la gaieté <br /> angoissée me donnent en un chaud-froid l' « absolu déchirement » <br /> où c'est ma joie qui achève de me déchirer, mais où l'abattement <br /> suivrait ma joie si je n'étais pas déchiré jusqu'au bout, sans <br /> mesure. » <br /> La tache aveugle de l'hegelianisme, autour de laquelle peut s'orga- <br /> niser la représentation du sens, c'est ce point où la destruction, <br /> la suppression, la mort, le sacrifice constituent une dépense si <br /> irréversible, une négativité si radicale — il faut dire ici sans réserve — <br /> qu'on ne peut même plus les déterminer en négativité dans un <br /> procès ou dans un système : le point où il n'y a plus ni procès <br /> ni système. Dans le discours (unité du procès et du système), <br /> la négativité est toujours l'envers et la complice de la positivité. <br /> On ne peut parler, on n'a jamais parlé de négativité que dans ce <br /> tissu du sens. Or l'opération souveraine, le point de non-réserve <br /> n'est ni positif ni négatif. On ne peut l'inscrire dans le discours <br /> qu'en biffant les prédicats ou en pratiquant une surimpression <br /> contradictoire qui excède alors la logique de la philosophie 1. <br /> Tout en tenant compte de leur valeur de rupture, on pourrait <br /> montrer que les immenses révolutions de Kant et de Hegel n'ont <br /> fait à cet égard que réveiller ou révéler la détermination philo- <br /> sophique la plus permanente de la négativité (avec tous les concepts <br /> qui se nouent systématiquement autour d'elle chez Hegel : l'idéalité, <br /> la vérité, le sens, le temps, l'histoire, etc.). L'immense révolution <br /> a consisté — on serait presque tenté de dire tout simplement — à <br /> prendre au sérieux le négatif. A donner sens à son labeur. Or Bataille <br /> ne prend pas le négatif au sérieux. Mais il doit marquer dans son <br /> 1. M. Foucault parle justement d'une « affirmation non positive », Préface à la <br /> transgression, Critique, 195-196. <br /> 380<br /> L'ÉCONOMIE GÉNÉRALE <br /> discours qu'il ne revient pas pour autant aux métaphysiques <br /> positives et pré-kantiennes de la présence pleine. Il doit marquer <br /> dans son discours le point de non-retour de la destruction, l'ins- <br /> tance d'une dépense sans réserve qui ne nous laisse donc plus la <br /> ressource de la penser comme une négativité. Car la négativité <br /> est une ressource. A nommer « négativité abstraite » le sans-réserve <br /> de la dépense absolue, Hegel s'est aveuglé par précipitation sur <br /> cela même qu'il avait dénudé sous l'espèce de la négativité. Par <br /> précipitation vers le sérieux du sens et la sécurité du savoir. <br /> C'est pourquoi « il ne sut pas dans quelle mesure il avait raison ». <br /> Et tort d'avoir raison. D'avoir raison du négatif. Aller « jusqu'au <br /> bout » du « déchirement absolu » et du négatif, sans « mesure », <br /> sans réserve, ce n'est pas en poursuivre la logique avec conséquence <br /> jusqu'au point où, dans le discours, l' Aufhebung (le discours lui- <br /> même) la fait collaborer à la constitution et à la mémoire inté- <br /> riorisante du sens, à l'Erinnerung. C'est au contraire déchirer <br /> convulsivement la face du négatif, ce qui-fait de lui l'autre surface <br /> rassurante du positif, et exhiber en lui, en un instant, ce qui ne <br /> peut plus être dit négatif. Précisément parce qu'il n'a pas d'envers <br /> réservé, parce qu'il ne peut plus se laisser convertir en positivité, <br /> parce qu'il ne peut plus collaborer à l'enchaînement du sens; du <br /> concept, du temps et du vrai dans le discours, parce qu'à la lettre, <br /> il ne peut plus laborer et se laisser arraisonner comme « travail <br /> du négatif ». Hegel l'a vu sans le voir, l'a montré en le dérobant. <br /> On doit donc le suivre jusqu'au bout, sans réserve, jusqu'au <br /> point de lui donner raison contre lui-même et d'arracher sa décou- <br /> verte à l'interprétation trop consciencieuse qu'il en a donnée. Pas <br /> plus qu'un autre, le texte hegelien n'est fait d'une pièce. Tout <br /> en respectant sa cohérence sans défaut, on peut en décomposer <br /> les strates, montrer qu'il s'interprète lui-même : chaque proposi- <br /> tion est une interprétation soumise à une décision interprétative. <br /> La nécessité de la continuité logique est la décision ou le milieu <br /> d'interprétation de toutes les interprétations hegeliennes. En <br /> interprétant la négativité comme labeur, en pariant pour le dis- <br /> cours, le sens, l'histoire, etc., Hegel a parié contre le jeu, contre <br /> la chance. Il s'est aveuglé à la possibilité de son propre pari, au <br /> fait que la suspension consciencieuse du jeu (par exemple le <br /> passage par la vérité de la certitude de soi-même et par la maîtrise <br /> 381<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> comme indépendance de la conscience de soi) était elle-même <br /> une phase de jeu; que le jeu comprend le travail du sens ou le <br /> sens du travail, les comprend non en termes de savoir mais en <br /> termes d'inscription : le sens est en fonction du jeu, il est inscrit <br /> en un lieu dans la configuration d'un jeu qui n'a pas de sens, <br /> Puisque aucune logique désormais ne commande le sens de <br /> l'interprétation, puisque la logique est une interprétation, on <br /> peut donc réinterpréter — contre Hegel — sa propre interprétation. <br /> C'est ce que fait Bataille. La réinterprétation est une répétition <br /> simulée du discours hegelien. Au cours de cette répétition, un <br /> déplacement à peine perceptible disjoint toutes les articulations <br /> et entame toutes les soudures du discours imité. Un tremblement <br /> se propage qui fait alors craquer toute la vieille coque. <br /> « En effet, si l'attitude de Hegel oppose à la naïveté du sacrifice <br /> la conscience savante, et l'ordonnance sans fin d'une pensée discur- <br /> sive, cette conscience, cette ordonnance ont encore un point <br /> obscur : on ne pourrait dire que Hegel méconnut le « moment » <br /> du sacrifice : ce « moment » est inclus, impliqué dans tout le mouve- <br /> ment de la Phénoménologie, où c'est la Négativité de la mort, en <br /> tant que l'homme l'assume, qui fait un homme de l'animal humain. <br /> Mais n'ayant pas vu que le sacrifice à lui seul témoignait de tout <br /> le mouvement de la mort, l'expérience finale — et propre au <br /> Sage — décrite dans la Préface de la Phénoménologie fut d'abord <br /> initiale et universelle, — il ne sut pas dans quelle mesure il avait <br /> raison, — avec quelle exactitude il décrivit le mouvement de la <br /> Négativité » (Hegel, la mort et le sacrifice). <br /> En doublant la maîtrise, la souveraineté n''échappe pas à la dialec- <br /> tique. On ne peut dire qu'elle s'en extrait comme une pièce devenue <br /> tout à coup et par décision, par déchirement, indépendante. <br /> En coupant ainsi la souveraineté de la dialectique, on en ferait <br /> une négation abstraite et on consoliderait l'onto-logique. Loin <br /> d'interrompre la dialectique, l'histoire et le mouvement du sens, <br /> la souveraineté donne à l'économie de la raison son élément, <br /> son milieu, ses bordures illimitantes de non-sens. Loin de sup- <br /> primer la synthèse dialectique 1, elle l'inscrit et la fait fonctionner <br /> 1. « De la trinité hegelienne, il supprime le moment de la synthèse » (J.-P. Sartre, <br /> op. cit). <br /> 382<br /> L'ÉCONOMIE GÉNÉRALE <br /> dans le sacrifice du sens. Risquer la mort ne suffit pas si la mise <br /> en jeu ne se lance pas, comme chance ou hasard, mais s'investit <br /> comme travail du négatif. La souveraineté doit donc sacrifier <br /> encore la maîtrise, la présentation du sens de la mort. Perdu pour <br /> le discours, le sens alors est absolument détruit et consumé. <br /> Car le sens du sens, la dialectique des sens et du sens, du sensible <br /> et du concept, l'unité de sens du mot sens, à laquelle Hegel a <br /> été si attentif 1, a toujours été liée à la possibilité de la significa- <br /> tion discursive. Sacrifiant le sens, la souveraineté fait sombrer <br /> la possibilité du discours : non simplement par une interruption, <br /> une césure ou une blessure à l'intérieur du discours (une négati- <br /> vité abstraite), mais, à travers une telle ouverture, par une irrup- <br /> tion découvrant soudain la limite du discours et l'au-delà du <br /> savoir absolu. <br /> Sans doute, au « discours significatif », Bataille oppose-t-il <br /> parfois la parole poétique, extatique, sacrée (« Mais l'intelligence, <br /> la pensée discursive de l'Homme se sont développées en fonction <br /> du travail servile. Seule la parole sacrée, poétique,, limitée au <br /> plan de la beauté impuissante, gardait le pouvoir de manifester <br /> la pleine souveraineté. Le sacrifice n'est donc une manière d'être <br /> souveraine, autonome, que dans la mesure où le discours significatif <br /> ne l'informe pas ». Hegel, la mort...) mais cette parole de souve- <br /> raineté n'est pas un autre discours, une autre chaîne déroulée à <br /> côté du discours significatif. Il n'y a qu'un discours, il est signifi- <br /> catif et Hegel est ici incontournable. Le poétique ou l'extatique <br /> est ce qui dans tout discours peut s'ouvrir à la perte absolue de son <br /> sens, au (sans) fond de sacré, de non-sens, de non-savoir ou de <br /> jeu, à la perte de connaissance dont il se réveille par un coup <br /> de dés. Le poétique de la souveraineté s'annonce dans « le moment <br /> où la poésie renonce au thème et au sens » (Méthode de méditation). <br /> Il s'y annonce seulement car livrée alors au « jeu sans règle », <br /> la poésie risque de se laisser mieux que jamais domestiquer, <br /> « subordonner ». Ce risque est proprement moderne. Pour l'éviter, <br /> la poésie doit être « accompagnée d'une affirmation de souve- <br /> raineté », « donnant », dit Bataille en une formule admirable, <br /> intenable, qui pourrait servir de titre à tout ce que nous tentons <br /> I. Cf. J. Hyppolite, Logique et Existence, Essai sur la logique de Hegel, p. 28. <br /> 383<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> ici de rassembler comme la forme et le tourment de son écriture, <br /> « le commentaire de son absence de sens ». Faute de quoi la poésie <br /> serait, dans le pire des cas, subordonnée, dans le meilleur des cas, <br /> « insérée ». Alors, « le rire, l'ivresse, le sacrifice et la poésie, l'éro- <br /> tisme lui-même, subsistent dans une réserve, autonomes, insérés- <br /> dans la sphère, comme des enfants dans la maison. Ce sont dans leurs <br /> limites des souverains mineurs, qui ne peuvent contester l'empire <br /> de l'activité » (ibid.). C'est dans l'intervalle entre la subordination, <br /> l'insertion et la souveraineté qu'on devrait examiner les rapports <br /> entre la littérature et la révolution tels que Bataille les a pensés <br /> au cours de son explication avec le surréalisme. L'ambiguïté <br /> apparente de ses jugements sur la poésie est comprise dans la <br /> configuration de ces trois concepts. L'image poétique n'est pas <br /> subordonnée en ce qu'elle « mène du connu à l'inconnu »; mais <br /> la poésie est « presque en entier poésie déchue » en ce qu'elle <br /> retient, pour s'y maintenir, les métaphores qu'elle a certes arra- <br /> chées au « domaine servile » mais aussitôt « refusées à la ruine <br /> intérieure qu'est l'accès à l'inconnu ». « Il est malheureux de ne <br /> plus posséder que des ruines, mais ce n'est pas ne plus rien possé- <br /> der, c'est retenir d'une main ce que l'autre donne 1 » : opération <br /> encore hegelienne. <br /> En tant que manifestation du sens, le discours est donc la perte <br /> même de la souveraineté. La servilité n'est donc que le désir <br /> du sens : proposition avec laquelle se serait confondue l'histoire <br /> de la philosophie; proposition déterminant le travail comme <br /> sens du sens, et la technè comme déploiement de la vérité; propo- <br /> sition qui se serait puissamment rassemblée dans le moment <br /> hegelien et que Bataille, dans la trace de Nietzsche, aurait portée <br /> à énonciation, dont il aurait découpé la dénonciation sur le sans-. <br /> fond d'un impensable non-sens, la mettant enfin en jeu majeur. <br /> Le jeu mineur consistant à attribuer encore un sens, dans le dis- <br /> cours, à l'absence de sens 2. <br /> t. Post-scriptum au supplice. <br /> 2. « Le sérieux a seul un sens : le jeu, qui n'en a plus, n'est sérieux que dans la mesure <br /> où « l'absence de sens est aussi un sens », mais toujours égaré dans la nuit d'un non- <br /> sens indifférent. Le sérieux, la mort et la douleur, en fondent la vérité obtuse. Mais <br /> le sérieux de la mort et de la douleur est la servilité de la pensée » (Post-srriptum, <br /> 1953). L'unité du sérieux, du sens» du travail, de la servilité, du discours, etc., l'unité <br /> 384<br /> L'ÉCONOMIE GÉNÉRALE <br /> Les deux écritures. <br /> Ces jugements devraient conduire au silence et j'écris. <br /> Ce n'est nullement paradoxal. <br /> Mais il faut parler. « L'inadéquation de toute parole... du moins, <br /> doit être dite 1 », pour garder la souveraineté, c'est-à-dire d'une <br /> certaine façon pour la perdre, pour réserver encore la possibilité <br /> non pas de son sens mais de son non-sens, pour le distinguer, <br /> par cet impossible « commentaire », de toute négativité. Il faut <br /> trouver une parole qui garde le silence. Nécessité de l'impossible : <br /> dire dans le langage — de la servilité — ce qui n'est pas servile. « Ce <br /> qui n'est pas servile est inavouable... L'idée du silence (c'est <br /> l'inaccessible) est désarmante! Je ne puis parler d'une absence de <br /> sens, sinon lui donnant un sens qu'elle n'a pas. Le silence est <br /> rompu puisque j'ai dit. Toujours quelque Iamma sabachtani finit <br /> l'histoire, et crie notre impuissance à nous taire : je dois donner <br /> un sens à ce qui n'en a pas : l'être à la fin nous est donné comme <br /> impossible! » (Méthode de méditation). Si le mot silence est, « entre <br /> tous les mots », le « plus pervers ou le plus poétique », c'est que, <br /> feignant de taire le sens, il dit le non-sens, il glisse et s'efface lui- <br /> de l'homme, de l'esclave et de Dieu, tel serait aux yeux de Bataille le contenu profond <br /> de la philosophie (hegelienne). Nous ne pouvons ici que renvoyer aux textes les <br /> plus explicites. A/. L'Expérience intérieure, p. 105 : « En cela mes efforts recommencent <br /> et défont la Phénoménologie de Hegel. La construction de Hegel est une philosophie <br /> du travail, du « projet ». L'homme hegelien — Etre et Dieu — s'accomplit, dans <br /> l'adéquation du projet... L'esclave... accède après bien des méandres au sommet de <br /> l'universel. Le seul achoppement de cette manière de voir (d'une profondeur iné- <br /> galée d'ailleurs, en quelque sorte inaccessible) est ce qui dans l'homme est irréduc- <br /> tible au projet : l'existence non-discursive, le rire, l'extase », etc. B/. Le Coupable, <br /> p. 133 : « Hegel élaborant la philosophie du travail (c'est le Knecht, l'esclave émancipé, <br /> le travailleur, qui dans la Phénoménologie devient Dieu) a supprimé la chance — et le <br /> rire », etc. C/. Dans Hegel, la mort et le sacrifice, surtout, Bataille montre par quel glisse- <br /> ment — qu'il faudra précisément contrarier, dans la parole de souveraineté, par un <br /> autre glissement — Hegel manque « au profit de la servitude » une souveraineté <br /> qu'il « approcha le plus qu'il pouvait ». « La souveraineté dans l'attitude de Hegel <br /> procède d'un mouvement que le discours révèle et qui, dans l'esprit du Sage, n'est <br /> jamais séparé de sa révélation. Elle ne peut donc être pleinement souveraine : le Sage <br /> en effet ne peut manquer de la subordonner à la fin d'une Sagesse supposant l'achève- <br /> ment du discours... Il accueillit la souveraineté comme un poids, qu'il lâcha. » (p. 41- <br /> 42). <br /> 1. Conférences sur le Non-Savoir. <br /> 385<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> même, ne se maintient pas, se tait lui-même, non comme silence <br /> mais comme parole.. Ce glissement trahit à la fois le discours et <br /> le non-discours. Il peut s'imposer à nous mais la souveraineté peut <br /> aussi en jouer pour trahir rigoureusement le sens dans le sens, le <br /> discours dans le discours. « Il faut trouver », nous explique Bataille <br /> en choisissant « silence » comme « exemple de mot glissant », des <br /> « mots » et des « objets » qui ainsi « nous fassent glisser »... <br /> (l'Expérience intérieure, p. 29). Vers quoi? Vers d'autres mots, <br /> vers d'autres objets bien sûr qui annoncent la souveraineté. <br /> Ce glissement est risqué. Mais ainsi orienté, ce qu'il risque, <br /> c'est le sens, et de perdre la souveraineté dans la figure du dis- <br /> cours. Risque, à faire sens, de donner raison. A la raison. A la <br /> philosophie. A Hegel qui a toujours raison dès qu'on ouvre la <br /> bouche pour articuler le sens. Pour courir ce risque dans le lan- <br /> gage, pour sauver ce qui ne veut pas être sauvé — la possibilité <br /> du jeu et du risque absolus — il faut redoubler le langage, recourir <br /> aux ruses, aux stratagèmes, aux simulacres 1. Aux masques : « Ce <br /> qui n'est pas servile est inavouable : une raison de rire, de... : <br /> il en est de même de l'extase. Ce qui n'est pas utile doit se cacher <br /> (sous un masque) » (Méthode de méditation). En parlant « à la limite <br /> du silence », il faut organiser une stratégie et « trouver [des mots] <br /> qui réintroduisent.— en un point — le souverain silence qu'inter- <br /> rompt le langage articulé » (ibid.). <br /> Excluant le langage articulé, le souverain silence est donc, <br /> d'une certaine manière, étranger à la différence comme source de <br /> signification. Il semble effacer la discontinuité et c'est ainsi qu'il <br /> faut en effet entendre la nécessité du continuum auquel Bataille <br /> en appelle sans cesse, comme à la communication 2. Le continuum <br /> est l'expérience privilégiée d'une opération souveraine trans- <br /> gressant la limite de la différence discursive. Mais — nous tou- <br /> chons ici, quant au mouvement de la souveraineté, au point <br /> de la plus grande ambiguïté et de la plus grande instabilité — ce <br /> continuum n'est pas la plénitude du sens ou de la présence telle <br /> qu'elle est envisagée par la métaphysique. S'efforçant vers le sans- <br /> 1. Cf. la Discussion sur le péché, in Dieu vivant, 4, 1945, et P. Klossowski, A propos <br /> du simulacre dans la communication de Georges Bataille, in Critique, 195-6. <br /> 2. L'Expérience intérieure, p. 105 et p. 213. <br /> 386<br /> L'ÉCONOMIE GÉNÉRALE <br /> fond de la négativité et de la dépense, l'expérience du continuum <br /> est aussi l'expérience de la différence absolue, d'une différence <br /> qui ne serait plus celle que Hegel avait pensée plus profondément <br /> que tout autre : différence au service de la présence, au travail dans <br /> l'histoire (du sens). La différence entre Hegel et Bataille est la <br /> différence entre ces deux différences. On peut ainsi lever l'équi- <br /> voque qui pourrait peser sur les concepts de communication, de <br /> continuum ou d'instant. Ces concepts qui semblent s'identifier comme <br /> l'accomplissement de la présence, accusent et aiguisent l'incision <br /> de la différence. « Un principe fondamental est exprimé comme il <br /> suit : la « communication » ne peut avoir lieu d'un être plein <br /> et intact à l'autre : elle veut des êtres ayant l'être en eux-mêmes <br /> mis en jeu, placé à la limite de la mort, du néant » (Sur Nietzsche). <br /> Et l'instant — mode temporel de l'opération souveraine — n'est <br /> pas un point de présence pleine et inentamée : il se glisse et se <br /> dérobe entre deux présences; il est la différence comme dérobe- <br /> ment affirmatif de la présence. Il ne se donne pas, il se vole, s'ern- <br /> porte lui-même dans un mouvement qui est à la fois d'effraction <br /> violente et de fuite évanouissante. L'instant est le furtif : « Le <br /> non-savoir implique à la fois foncièrement angoisse, mais aussi <br /> suppression de l'angoisse. Dès lors, il devient possible de faire <br /> furtivement l'expérience furtive que j'appelle expérience de l'ins- <br /> tant » (Conférences sur le Non-Savoir). <br /> Des mots, donc, il faut en « trouver qui réintroduisent — en <br /> un point — le souverain silence qu'interrompt le langage arti- <br /> culé ». Comme il s'agit, nous l'avons vu, d'un certain glissement, <br /> ce qu'il faut bien trouver, c'est, non moins que le mot, le point, <br /> le lieu dans un tracé où un mot puisé dans la vieille langue, se mettra, <br /> d'être mis là et de recevoir telle motion, à glisser et à faire glisser <br /> tout le discours. Il faudra imprimer au langage un certain tour <br /> stratégique qui, d'un mouvement violent et glissant, furtif, en <br /> infléchisse le vieux corps pour en rapporter la syntaxe et le lexique <br /> au silence majeur. Et plutôt qu'au concept ou au sens de la souve- <br /> raineté, au moment privilégié de l' opération souveraine, « n'eût-elle <br /> lieu qu'une fois ». <br /> Rapport absolument unique ; d'un langage à un silence souve- <br /> rain qui ne tolère aucun rapport, aucune symétrie avec ce qui <br /> s'incline et glisse pour se rapporter à lui. Rapport pourtant qui <br /> 387<br /> L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE <br /> doit mettre rigoureusement, scientifiquement, en syntaxe commune <br /> des significations subordonnées et une opération qui est le non- <br /> rapport, qui n'a aucune signification et se tient librement hors <br /> syntaxe. Il faut rapporter scientifiquement des rapports à un <br /> non-rapport, un savoir à un non-savoir. « L'opération souve- <br /> raine n'eût-elle été possible qu'une fois, la science rapportant <br /> les objets de pensée aux moments souverains est possible »... <br /> (Méthode de méditation). « Dès lors commence, fondée sur l'aban- <br /> don du savoir, une réflexion ordonnée... » (Conférences sur le <br /> Non-Savoir). <br /> Ce sera d'autant plus difficile, sinon impossible, que la souve- <br /> raineté, n'étant pas la maîtrise, ne peut commander ce discours <br /> scientifique à la manière d'une archie ou d'un principe de respon- <br /> sabilité. Comme la maîtrise, la souveraineté se rend certes indé- <br /> pendante par la mise en jeu de la vie; elle ne s'attache à rien, ne <br /> conserve rien. Mais à la différence de la maîtrise hegelienne, elle <br /> ne doit même pas vouloir se garder elle-même, se recueillir ou <br /> recueillir le bénéfice de soi ou de son propre risque, elle « ne <br /> peut même pas être définie comme un bien ». « J'y tiens, mais y <br /> tiendrais-je autant si je n'avais la certitude qu'aussi bien j'en <br /> pourrais rire? » (Méthode de méditation). L'enjeu de l'opération <br /> n'est donc pas une conscience de soi, un pouvoir d'être auprès <br /> de soi, de se garder et de se regarder. Nous ne sommes pas dans <br /> l'élément de la phénoménologie. Ce qui se reconnaît à ce premier <br /> trait — illisible dans la logique philosophique — que la souve- <br /> raineté ne se commande pas. Et ne commande pas en général : <br /> ni à autrui, ni aux choses, ni aux discours, en vue de la produc- <br /> tion du sens. C'est là le premier obstacle pour cette science qui, <br /> selon Bataille, devrait rapporter ses objets aux moments souve- <br /> rains et qui, comme toute science, exige l'ordre, la relation, la <br /> différence entre le principiel et le dérivé. La Méthode de méditation <br /> ne dissimule pas 1' « obstacle » (c'est le mot de Bataille) : <br /> « Non seulement l'opération souveraine ne se subordonne à rien, <br /> mais d'elle-même ne se subordonne rien, elle est indifférente à <br /> quelque résultat que ce soit; si je veux poursuivre après coup <br /> la réduction de la pensée subordonnée à la souveraine, je puis le <br /> faire, mais ce qui authentiquement est souverain n'en a cure, <br /> à tout moment dispose de moi d'autre façon. »
Soft Mobylette
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